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  • camillehaddad

Enquête sur le parcours de millennials en treillis

Dernière mise à jour : 5 janv. 2020

Mauvaise troupe, la dérive des jeunes recrues de l’armée française par Justine Brabant et Leila Minano, éd. Les arènes, 233 p.


Pendant mes études, j’ai été amenée à travailler avec des militaires et ce, à plusieurs reprises. Dans la plupart des cas, il s’est agi d’officiers aguerris qui bien souvent n’avaient pas gravi l’intégralité de la hiérarchie (ayant entamé leur carrière au grade de sous-lieutenant) et pour lesquels les OPEX figuraient depuis belle lurette au rayon des souvenirs de jeunesse.

J’ai la plupart du temps eu à faire face à des gens redoutablement intelligents, bien formés, instruits, très au courant des problématiques contemporaines et des failles inhérentes au fonctionnement de la Grande muette, notamment en matière de recrutement, ce que ne manque pas de souligner –avec beaucoup d’acuité- le présente ouvrage.



Une investigation engagée fondée sur des données chiffrées et des sources variées


L’enquête que nous proposent les deux journalistes est à charge. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elles dénigrent d’entrée de jeu une institution qui est au centre de leurs travaux, mais elles ont néanmoins des préjugés assez marqués sur l’éthique du soldat ou le lien armée-nation qui confinent parfois au cliché. Toutefois, elles ont le mérite de ne pas chercher à dissimuler ce biais et d’assumer une forte sensibilité de gauche.

Julie Brabant écrit régulièrement pour Mediapart, Leila Minano est fondatrice de Youpress -un collectif de pigistes- et s’est largement penchée sur la question du viol et des violences sexuelles dans les conflits armés. Le livre dont il est ici question est divisé en neuf chapitres regroupés en trois sections « Les millennials », « La confrontation » et « Dommages collatéraux ».


J’ai tendance à considérer que la première et la dernière séquence sont de loin les plus intéressantes. Dans un premier temps, les deux auteurs analysent les facteurs sociologiques en raison desquels l’armée exerce une fascination sur une génération Y durement frappée par le chômage et biberonnée aux jeux vidéo type Call of duty. Pour ces jeunes gens souvent sous-qualifiés, entrer dans l’institution n’est qu’un moyen comme un autre de s’assurer une solde et de s’extraire de la misère. Selon les journalistes, ils seraient par ailleurs victimes de la « grande illusion » des campagnes de recrutement déployées par le ministère des armées, la confrontation au réel provoquant une forte désillusion : « Ce matin de l’hiver 2016, il tuait le temps le nez sur son smartphone, entre un jeu vidéo et une discussion WhatsApp. « Putain j’en ai trop marre », « Je me fais chier » écrivait-il à sa petite amie qui se trouvait à 700 km de là. Adossé au mur de sa chambrée, la tête calée sur un oreiller, les jambes étirées, le blond trapu tapotait son écran sans relâche. » (p. 44-45). A l’ennui du quotidien s’ajoute la frustration générée par Sentinelle, relevant davantage du maintien de l’ordre que de l’art de la guerre. Le journal Le Monde notait en 2018 que la proportion de désertions ayant fait l’objet d’un jugement a bondi de 35% en 2015 à 85% en 2016/2017 ce qui correspond peu ou prou au lancement de cette opération.


L’oisiveté étant mère de tous les vices, les deux investigatrices font la part belle à la question de l’usage de la drogue et de l’alcool en service et des risques inhérents à ces pratiques. Elles avancent encore que bien souvent la consommation de ces substances est connue de la hiérarchie qui –pour préserver un consensus mou- se garderait bien de réagir. Pire, il lui arriverait de se fournir directement auprès des soldats du rang. Les officiers incriminés sont affectés en régiment (elles épargnent la filière état-major), mais de telles accusations gagneraient à être étayées par les auteurs avant d’être généralisées à partir d’un exemple unique, dans la mesure où elles ternissent considérablement l’image des armées.


En troisième partie, les rédactrices abordent deux sujets particulièrement intéressants et bien souvent ignorés du grand public. Alors que de nombreuses jeunes recrues sont rapidement projetées sur des théâtres extérieurs, sans nécessairement savoir ce qui les y attend, elles ne bénéficient pas toutes –à leur retour- du passage par le « sas de décompression » chypriote, décrit dans le film de Delphine et Muriel Coulin, Voir du pays (2016). Cette halte est censée permettre de procéder à un débriefing des opérations, de diagnostiquer d’éventuelles blessures physiques et psychiques et d’entamer des soins. Hélas, faute de temps et de capacités d’accueil, cette étape est bien souvent négligée et les soldats insuffisamment pris en charge développent dans certains cas des symptômes de stress post-traumatique qui peuvent les plonger dans des situations de grande détresse. Lorsqu’un militaire n’est plus en mesure d’exercer ses fonctions en raison de son état de santé, il peut bénéficier d’une pension d’invalidité, mais les magistrats du tribunal des pensions en charge de les attribuer sont extrêmement scrupuleux au plan budgétaire et les accordent difficilement.

Ces conditions de travail et la désillusion qu’elles engendrent peuvent pousser les troupes à la désertion que la Direction des affaires pénales militaires (DAPM) évaluait à 1544 en 2017, dont 1474 dans l’armée de terre. Les journalistes expliquent ces chiffres élevés par un manque d’information : « Si les militaires étaient véritablement informés de leurs droits et de leurs devoirs lors de leur engagement mais également juste avant l’expiration de la période probatoire, les chiffres ne seraient pas ce qu’ils sont.» (p. 200).


L’enquête souffre d’un manque de recul historique et d’une méconnaissance de l’institution


Quiconque connait et s’intéresse aux armées françaises ne peut que s’inquiéter de ce curieux amalgame : pourquoi parler sans cesse de « l’armée » sans désigner celle dont –au fond- il est vraiment question ? En filigrane, le lecteur comprend que les journalistes ne s’intéressent qu’à l’armée de terre. Pourtant, il leur arrive de temps à autres de se pencher sur d’autres armes, au détour d’un paragraphe, sans que l’on ne comprenne très bien pourquoi, et surtout sans jamais évoquer leurs conditions spécifiques d’exercice (sous-marins, bases aériennes etc.) « Beaucoup des prévenus estiment qu’ils étaient trop jeunes pour comprendre ce à quoi ils s’engageaient. A Rennes, un officier marinier de 24 ans raconte ainsi avoir passé son bac en partenariat avec la marine nationale » (p. 198). Ce manque de définition de l’objet étudié traduit une incapacité, préoccupante dans une enquête, à en définir le périmètre.


En fait de périmètre, on se demande aussi quelle est la population sur laquelle se penche vraiment l’enquête : est-elle circonscrite aux soldats du rang ou s’intéresse-t-elle aussi aux sous-officiers ? Pourquoi ne pas avoir fait le choix de regarder ce qui se passe chez les jeunes officiers, fraîchement recrutés dans le civil pour certains corps (SSA, SCA etc.) où des problématiques similaires peuvent se poser (désillusion, fuite vers le privé, désertion) quand bien même la chaîne RH est plus longue et la sélectivité plus élevée ?


En outre, pour des raisons que je ne suis pas parvenue à m’expliquer, Justine Brabant et Leïla Minano n’explorent que deux opérations : Vigipirate (devenue Sentinelle) sur le territoire national et Sangaris en République centrafricaine. J’ai largement regretté que les considérations relatives à la première soient disséminées tout au long de l’ouvrage et non rassemblées dans un chapitre unique ce qui en aurait permis une analyse plus intelligible. Concernant Sangaris, je me serais réjouie que les causes des affrontements entre la Séléka et les Anti-Balaka soient davantage déployées (deux lignes caricaturales n’expliquent en rien un conflit de cette ampleur).

De plus, il aurait certainement été intéressant de comparer les liens tissés entre soldats français et populations civiles dans ce conflit avec ceux noués lors d’autres OPEX (notamment la Côte d’Ivoire ou l’Afghanistan). Enfin, s’il y a bien un élément qui m’a laissée sans voix, c’est qu’un chapitre entier soit consacré au sort des enfants commissionnés par certains soldats pour réaliser des commissions et rabattre des filles, qu’un autre soit entièrement dédié à la prostitution et qu’à aucun moment ne soient –ne serait-ce qu’évoquées - les très médiatisées accusations de viol sur enfants centrafricains pesant sur les militaires du camp de M'Poko depuis 2015 (le tout s’étant achevé par un non-lieu en janvier 2018).


En somme, bien que les journalistes se soient appliquées à croiser de nombreuses sources, à interroger aussi bien des conseillers de la ministres que des militaires en poste, des pensionnés et des déserteurs, qu’elles aient –en Centrafrique- fait l’effort de rechercher des témoins locaux des opérations, le livre souffre d’un manifeste manque d’organisation et d’une complète absence de problématique et de définition du champ d’investigation. A vrai dire, certaines imprécisions sont si criantes que c’est à se demander si les corédactrices sont bien familières du fond de leur sujet : les armées.


Pour en savoir plus :


Une interview des deux auteurs par l’hebdomadaire Jeune Afrique :



Un article éclairant du journal Libération sur les viols d’enfants en Centrafrique :



La bande-annonce du film Voir du pays (2016), évoquant à la fois les femmes soldats dans l’armée de terre et le rôle du « sas de décompression » chypriote :


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