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  • camillehaddad

Bienvenue dans l'atelier secret de Jean-Marc Pontier, fabrique de romans graphiques

PONTIER Jean-Marc, Peste blanche, Les Enfants Rouges, 2012, 174 p.

LIGHIERI Rebecca et PONTIER Jean-Marc, Que dire?, Les Enfants Rouges, 2019, 118 p.


Alors que je prenais mes fonctions au lycée Kléber à Strasbourg (67) en mars 2020, j’ai fait la connaissance de Jean-Marc Pontier, un professeur de lettres passionné qui s’est très vite révélé être un grand artiste. Tout aussi bien capable de dessiner des romans graphiques que d’en rédiger les scenarii, référencés et pleins de rebondissements, il m’a parlé de ses œuvres avec un enthousiasme presque juvénile.

Ravie de cette rencontre, j’ai profité du confinement pour me plonger dans deux de ses ouvrages, Peste blanche (2012) et Que dire ? (2019). S’il est le seul auteur du premier, il a laissé Emmanuelle Bayamack-Tam (alias Rebecca Lighieri), lauréate du Prix du Livre Inter 2019 pour Arcadie, se charger du texte du second. J’ai beaucoup apprécié ces deux albums, leurs dessins originaux, leurs sombres intrigues, les descriptions de Marseille qu’ils proposent, les références à la littérature et aux arts qui peuplent les pages. Ma lecture achevée, je me suis aperçue que j’avais un nombre incalculable de questions à poser à Jean-Marc Pontier. J’ai pensé que vous apprécieriez –chers lecteurs- d’en connaître les réponses. Gentil et généreux, comme à son habitude, il a accepté de m’accorder cet entretien que je vous propose de découvrir en vous invitant –évidemment- à vous procurer ses livres. Vous ne le regretterez pas !

Camille : Dans tes œuvres, Marseille est omniprésente, décrite avec beaucoup de précision et de méthode comme Paris a pu l'être par Zola ou Aragon. Quel est ton rapport à cette ville? Peut-on dire que tu as cherché à en faire un personnage à part entière, à la personnifier?


Jean-Marc : J’ai grandi à Marseille. C’est une ville de contrastes, très pittoresque, chargée d’histoire(s). Une de ces rares villes dans le monde où tu as l’impression que tout peut arriver à chaque coin de rue, le meilleur de préférence. Tout y est lumière. D’ailleurs la couverture du livre résume cette dimension consubstantielle du personnage avec sa ville : le plan du port apparaît en filigrane dans le visage du héros.

Camille : Graphiquement, tu as un style original et personnel. Où et comment as-tu appris à dessiner? Pourquoi avoir choisi le noir et blanc? N'aurais-tu pas envie d'expérimenter la couleur? Est-ce un choix esthétique voué à accroître la noirceur de tes intrigues?

Jean-Marc : J’ai toujours dessiné. Enfant, je gagnais les prix de dessin dans les écoles où j’étais. Après la 3e, j’ai quitté Marseille pour aller faire Arts Plastiques à Aix. Puis j’ai fait une année de fac d’Arts Plastiques mais comme j’étais de plus en plus passionné de littérature j’ai bifurqué en Lettres Modernes. Mais j’ai continué à suivre des cours de modèle vivant notamment aux Beaux-Arts et continué à dessiner dans mon coin et à faire des BD car j’ai toujours envisagé le dessin en parallèle avec le récit. Je ne suis pas un grand dessinateur. J’ai beaucoup de lacunes et dessiner de manière trop classique m’ennuie rapidement : je joue donc sur un style plus expressionniste qui va accentuer tel ou tel détail signifiant du dessin. J’aime les traits qui ont du caractère même s’il faut gérer les temps forts et d’autres plus « plats » dans la continuité d’un récit. Pour le noir et blanc : en fait il y a aussi le gris, dans mes romans graphiques, qui joue un rôle important au niveau des suggestions, des perspectives, des ombres et de la profondeur. Mais disons que le noir/gris/blanc permet de mieux rendre compte des effets de lumière. C’est une vision plus tragique du traitement de l’histoire qui correspond bien à mes récits. Comme dit Baudoin (un de mes maîtres à dessiner) quel intérêt de faire le ciel bleu et l’herbe verte ? C’est dans ce sens que j’ai voulu utiliser la couleur dans Les Panthères (2016) : le récit commence en noir/gris/blanc puis la couleur arrive peu à peu. Les Panthères, c’est l’histoire d’un idiot qui s’éveille tardivement à la vie, à la culture, à la littérature. Cet éveil progressif, j’ai voulu le symboliser par des touches subtiles et progressives de couleurs jusqu’à l’invasion définitive.

Camille : La problématique de la drogue, de l'héroïne en particulier, est récurrente. Comment cela peut-il s'expliquer? Quel est le message que tu souhaites faire passer à ce sujet? Si on ne sent pas de manichéisme dans ta façon d'aborder cette question, il est évident que les overdoses privent tes personnages d'un être cher, quel est le sens de ces déchirures, de ces morts prématurées, de ces séparations?

Jean-Marc : La drogue ne m’intéresse pas particulièrement en tant que « paradis artificiel ». Comme disait Gide, « je tiens ma lucidité pour une plus grande ivresse (…) je cherche une exaltation et non une diminution ». Bref, en fait Que dire ? reprend le thème de la drogue mais le texte est de Rebecca Lighieri, je n’ai fait que l’illustrer. Mais peut-être a-t-elle voulu reprendre ce qui se passe dans Peste blanche. Pour moi, c’était plus une façon symbolique de traiter le thème de l’amnésie. C’est vrai que le thème de la séparation est central dans Peste blanche. Et on est dans une période où la séparation des êtres prend tout son sens. Mais c’est aussi dans le manque qu’on se construit, qu’on s’individualise.

Camille : Comment se fait-il que la mort frappe systématiquement les personnages féminins, qu'ils s'égarent, connaissent la dépression, la souffrance psychique, l'addiction? Pourquoi les hommes sont-ils épargnés par ces épreuves?

Jean-Marc : D’abord Marie est un personnage intéressant par son ambiguïté : elle se détruit mais c’est aussi un être très poétique, très cultivé, qui fait du théâtre et, surtout, qui va taguer ses sentences poétiques sur les murs (ce qui, à la fin de Peste blanche, va permettre à Jean-Baptiste de retourner le fléau) : la poésie nous sauve de tout. J’aime beaucoup ce personnage qui a aussi une charge esthétique et érotique très forte. D’ailleurs c’est Jean-Baptiste, un homme, qui finit par la tuer. On retrouve une autre Marie dans Les Panthères. C’est ici un personnage salvateur, qui amène le héros, un abruti complet au début du livre, vers la lumière. La Marie des Panthères est un personnage éminemment positif, c’est en ce sens qu’il est peut-être moins intéressant que son double de Peste blanche. Quant à Alice de Que dire ? c’est un personnage de Rebecca Lighieri mais c’est vrai qu’elle ressemble par certains aspects à la Marie de Peste blanche, la créativité en moins. Elle arrête ses études, elle ne fait rien d’autre de sa vie que de se droguer. Pour moi, Salvatore, avec ses failles, ses comptes à régler et de par ses origines est bien plus intéressant qu’elle.

Camille : Peste blanche évoque une épidémie qui a décimé les habitants de Marseille en 1720. On peut considérer qu'en cette période d'épidémie de coronavirus, le sujet est particulièrement à propos. Faut-il faire une lecture métaphorique de cette pandémie et considérer que la maladie représente la drogue, l'emprise qu'elle exerce sur Marie? Ou est-ce simplement une volonté de ta part de rappeler un fait historique marquant?


Jean-Marc : J’ai toujours été fasciné par la peste noire de 1720 et par les épidémies en général. Quand j’étais étudiant, des fouilles archéologiques avaient été commanditées en urgence parce qu’en creusant un parking près du port on avait mis à jour une nécropole étrusque. Au-dessus de la nécropole, les bulldozers avaient mis à jour une fosse commune datant de la peste : les restes de squelettes étaient enchevêtrés, jetés en vrac dans la fosse. C’était pour moi une vision fascinante, peut-être même malsaine dans ce qu’elle comportait de magnétisme. Les archéologues d’ailleurs ne s’intéressaient absolument pas à ces squelettes mais étaient très émus par des bouts de tessons rougeâtres, vestiges que j’aurais personnellement jetés à la poubelle. Cette fosse commune, c’est le départ de Peste blanche.

Bien sûr, la peste blanche est une métaphore de la perte de mémoire. Que se passerait-il si on perdait tous la mémoire d’un coup ? C’est cette situation que j’interroge et qui tient tout le livre. D’où l’importance de la transmission des savoirs : il suffit qu’un maillon manque d’une génération à l’autre pour que tout se perde. Par rapport à la situation présente, il y a une réflexion qui m’a frappé en relisant récemment le livre (chose que je ne fais jamais car je n’y vois que les défauts) : on se méfie des autres mais on oublie qu’on est soi-même un danger potentiel pour ceux qu’on aime. J’ai récemment scénarisé pour Christophe Girard un roman graphique intitulé Saint Trop’ qui entre curieusement en écho avec la situation présente : une famille décide de se confiner à la cave pour faire croire aux voisins qu’ils sont partis en vacances !

Camille : Les références à la littérature sont très présentes dans Peste blanche. On y parle de Giono, de Chrétien de Troyes, de Prévost et le protagoniste enseigne les lettres à l'université. Le roman graphique est-il un moyen pour toi de rendre hommage aux auteurs que tu aimes? De te mettre en scène dans la peau de cet universitaire?

Jean-Marc : Oui, il y a un peu de moi dans Chataud, bien sûr, même physiquement avec ses lunettes. J’aime rendre hommage aux auteurs qui m’ont fait grandir : Giono, Artaud, Camus ou Chrétien de Troyes dans Peste blanche ou Garcia-Marquez dans Les Panthères. Dans Que dire ?, je n’avais pas la main sur le texte mais c’est par l’insertion de musiques que je cite les « auteurs » que j’aime : Pink Floyd, The National ou Muse. C’est la part de liberté que m’a laissé le texte de Rebecca/Emmanuelle : une transposition symbolique de son récit. Travailler sur la transposition du texte d’une grande auteure comme Emmanuelle Bayamak-Tam est aussi un rapport à la bonne littérature qui m’intéresse : son texte nourrit mon dessin et inversement.

Pour en savoir plus :

D’autres ouvrages de Jean-Marc Pontier mentionnés dans l’interview :

GIRARD Christophe et PONTIER Jean-Marc, Saint-Trop’, Les Enfants Rouges, 2020, 96 p.

PONTIER Jean-Marc, Les Panthères, Les Enfants Rouges, 2016, 224 p.

Le Prix du Livre Inter 2019 :

BAYAMAK-TAM Emmanuelle, Arcadie, P.O.L, 2018, 448 p.


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