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Rencontre surprise avec Rasha Khayat, éblouissante auteur germano-saoudienne

Dernière mise à jour : 10 janv. 2020


KHAYAT Rasha, Notre ailleurs, Actes Sud, 2019, 193 p.


Nous sommes le 30 novembre 2019 et comme j’aime à le faire (vous l’aurez compris), je déambule parmi les collections de l’Institut du Monde arabe. Une voix portée par des haut-parleurs hurlants ne cesse de répéter qu’une rencontre littéraire doit se tenir à 16h30 à la bibliothèque. D’abord agacée par cette publicité insistante, je finis par céder à l’appel de la littérature, quand bien même le nom de l’invitée du jour –Rasha Khayat- m’est parfaitement étranger. Lorsque je fais mon entrée dans l’atmosphère feutrée du centre documentaire, je m’étonne d’entendre cette romancière au nom arabe s’exprimer dans un allemand impeccable qu’une traductrice (Cornelia Geiser) assiste en simultané. Sur scène sont également présents un interviewer et une lectrice, dans la salle clairsemée se trouvent surtout des étudiants et des retraités. Aujourd’hui, on parle de son livre tout juste paru chez Actes Sud, Notre ailleurs (2019).



Une écrivaine écartelée entre deux cultures dont la plume retranscrit le malaise


Rasha Khayat est née en Rhénanie-du-Nord/Westphalie, mais a grandi à Djeddah en Arabie saoudite avant de rentrer –à onze ans- en Allemagne. C’est dans ce pays qu’elle a étudié la littérature et qu’elle travaille actuellement comme lectrice et traductrice. Elle tient un blog que je recommande vivement aux germanophones (West-östliche Diva : das deutsche Fenster zu Arabistan), où elle traite avec beaucoup d’intelligence et de finesse de sujets en lien avec les relations germano-arabes, je précise que la scénographie, le design et la photographie sont aussi très appréciables. Notre ailleurs est le premier roman de cette quadragénaire pétillante, laquelle est sans difficulté parvenue à occuper l’espace scénique et à capter l’attention de l’auditoire en dépit de la barrière de la langue rendant nécessaire l’intermédiation permanente de son interprète.


Basil et Layla sont les enfants d’une infirmière allemande, Barbara, et d’un médecin saoudien, Tarek. Ils ont grandi en Arabie où ils sont parfaitement intégrés, excellant en arabe, surclassant leurs camarades, s’épanouissant dans le bourdonnement d’une famille omniprésente et englobante. Un été cependant, alors qu’ils sortent tout juste de l’enfance, leurs parents décident de rentrer en Europe, Tarek entreprenant une nouvelle spécialisation universitaire. Les protagonistes sont déboussolés mais trouvent la ressource nécessaire à s’adapter. Suite à la mort prématurée de leur père, ils demeurent jusqu’à l’âge adulte en Rhénanie puis à Hambourg, à proximité de celle qu’ils peinent à appeler «maman». Un jour, Layla –engagée dans une relation amoureuse scabreuse avec Alex, un ami faisant également office de colocataire et d’amant- décide de plier bagages et de partir pour Le Caire afin d’y réapprendre l’arabe. Après y avoir vivoté un certain temps en dispensant des cours d’allemand, elle s’envole pour Djeddah et choisit de s’y marier avec un riche ingénieur du cru.


Le roman s’ouvre sur le voyage de Basil qui s’apprête à rentrer au pays de son enfance –dont il a par ailleurs tout oublié- afin d’assister aux fiançailles, puis au mariage de sa sœur. S’il semble –à l’origine- tenir cette union pour pure folie, caprice de jeune femme, son retour aux sources finit, lui aussi, par le pousser à s’interroger sur la relation qu’il entretien avec cette double identité. Le déchirement inhérent au biculturalisme est un thème structurant de l’ouvrage, magnifiquement décortiqué par Khayat : « Adolescente, Layla était convaincue que notre père était mort parce qu’il avait eu le cœur brisé. Elle me le répétait souvent. S’il était mort, c’était par défaut de patrie. Le sentiment de ne plus être chez lui nulle part lui avait brisé le cœur. Un nomade, disait-elle, ne pouvait pas survivre sans sa tribu. Je trouvais toujours ça kitsch. Mais en même temps, je savais qu’évidemment, quelque part, elle avait raison » (p. 88)


Et c’est cette incapacité à trouver leur place dans l’entre-deux mondes, cette obstination à choisir qui pousse Layla au retour et Basil au rejet. La littérature a prouvé que face à ce grand écartèlement, les condamnés n’ont pas tous la même réaction, c’est ce que nous signifie l’Académicien franco-libanais Amin Maalouf, confronté à la même problématique, dans les premières pages des Identités meurtrières (1998) : « Depuis que j'ai quitté le Liban pour m'installer en France, que de fois m'a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais « plutôt français » ou « plutôt libanais ». Je réponds invariablement : « L'un et l'autre ! ». Non par quelque souci d'équilibre ou d'équité, mais parce qu'en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c'est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C'est cela mon identité.»


La dédiabolisation d'une Arabie qui apparaît -par certains aspects- préférable à l'Allemagne


Lorsque Basil regagne la terre de son père, celle qui l’a vu grandir, il est pétri de préjugés post-11 septembre, lesquels sont largement partagés. Ainsi, alors qu’il est en transit à l’aéroport du Caire, il fait une rencontre qui le conforte dans son envie de rebrousser chemin et de ne jamais rejoindre sa sœur : « « What ? Djeddah ? Shit. Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? C’est pour le boulot ? » Je me demande si je ne ferais pas mieux de répondre par l’affirmative, mais en ce moment, pour le mensonge, je manque d’ambition. « Je suis invité à un mariage, dis-je en schématisant la vérité.

-Oh wow ! Saudi Wedding ! Génial. Mon cousin aussi s’est marié là-bas, la grande classe. Mais c’était à Riyad. Il paraît que Djeddah, c’est beaucoup mieux, beaucoup plus ouvert, you know. Je n’y suis jamais allé. Et toi ? »

Je hausse les épaules. « First time », dis-je.

« Quelle histoire, mec, quelle histoire. L’Arabie Saoudite. Shit. Ils sont quand même bien tarés là-bas. » (p. 30)


Pourtant, si le lecteur peut lui aussi –en ouvrant l’ouvrage- s’interroger sur les conditions de vie dans ce pays mal connu en Occident, Rasha Khayat parvient à lui en montrer un autre visage. Elle met en avant la puissance des liens familiaux qui unissent les personnages et justifie l’excellent accueil reçu par Basil de la part de son oncle Khaled, de son cousin Omar et des autres. Malgré sa si longue absence, il est encore l’un des leurs, les liens de sang sont intangibles. Avec malice, l’écrivaine nous décrit le luxe, les constructions pharaoniques, les villes Disneyland, les énormes voitures, le besoin de posséder et de montrer, néanmoins, elle parvient à faire de ces Saoudiens que l’on croise au fil des pages des figures attachantes et chaleureuses.


Pour ceux qui ont déjà mis le nez dans le roman glaçant, mais cependant palpitant, d’Abduh Khal, Les Basses Œuvres (2014) qui décrit un Djeddah placé sous le joug d’un prince despotique enfermé dans sa tour d’ivoire, Notre ailleurs est une lecture d’autant plus indispensable qu’elle en prend le contre-pied en faisant de l’Orient un modèle non moins enviable que les Etats-Unis ou le Japon. Sans doute certains accuseront-il l’auteur de relativisme culturel, je dirais plutôt qu’elle ouvre une réflexion intéressante sur la transcendance du fameux « modèle allemand », a fortiori occidental : « Et puis il faut aussi se farcir toutes ces réflexions idiotes, dit-elle, « Ah bon, et dans ta famille, ils ont des puits de pétrole ? », « Ah bon, alors tu dois être contente qu’ici on ne puisse pas te marier de force ! » On part toujours du principe que son propre camp est le meilleur et que nous devrions préférer la grisaille, les gravillons, les haies bien taillées et leurs petits jardinets. » (p.117)


Lorsque Basil repart finalement pour l’Allemagne, il n’approuve peut-être pas les choix de sa sœur, mais il est plus compréhensif à l’égard de cette démarche, plus ouvert à l’idée de ce nécessaire retour aux sources. Repensant à son père qui pêchait sur la corniche au sortir de la prière du vendredi -alors qu’il n’était qu’un petit garçon- il se laisse envahir par la nostalgie. Le lecteur se figure alors une possible réconciliation, la construction de ce fameux pont culturel que Layla tient pour une illusion, mais à l’issu de la conférence, Rasha Khayat est formelle, si elle avait dû poursuivre le roman, elle n’aurait pas inscrit Basil dans les traces de sa sœur, son destin est de l’autre côté du monde.


Pour en savoir plus :


Le blog de l’auteur pour les germanophones :



Le très bel essai d’Amin Maalouf sur la question des identités :


MAALOUF Amin, Les identités meurtrières, éd. Le livre de poche, 2001, 189 p.


Un roman qui offre une vision de l’Arabie aux antipodes de celle proposée par Khayat :


KHAL Abduh, Les basses œuvres, éd. Books, 2014, 437 p.

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