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  • camillehaddad

Falloujah, l’autre Hiroshima

Dernière mise à jour : 22 mai 2020

ALANI Feurat et HALIM, Falloujah, Ma campagne perdue, Témoins du monde, Les Escales, Steinkis, 2020, 126 p.


J’ai eu connaissance de la sortie du roman graphique de Feurat Alani, illustré par Halim en flânant sur Instagram. L’un des membres de mon réseau, lui aussi passionné par le Moyen-Orient, avait publié une très belle photographie de la couverture du livre dont il avait fait un commentaire plus qu’élogieux. Alors que le confinement battait son plein, je me suis donc mise à la recherche de cet ouvrage que j’ai fini par trouver dans l’espace culturel d’un supermarché resté mystérieusement accessible au public. A peine rentrée à la maison, je me suis plongée dans cette histoire aussi tragique que passionnante de par son caractère journalistique. On tourne les pages avec avidité, on y apprend beaucoup.

Nostalgie irakienne


La ville de Falloujah est traversée par l’Euphrate, le fleuve qui a donné son nom à l’auteur. Alors qu’il est encore enfant –en 1989- il passe beaucoup de temps à en contempler les eaux depuis la rive, en compagnie de son oncle Ayad. L'été qu’il passe à la maison familiale est affreusement long. Il n’y a pas de jouets ni de distractions à l’exception d’un occasionnel match de football donné dans un stade exclusivement réservé aux hommes. La petite société dans laquelle évolue Feurat est largement masculine. Certes, il y a sa grand-mère qui veille sur ses oncles, mais aucune autre femme n’est présente pour rythmer le quotidien.


Pour se détendre, on met le feu à un peu de poudre. Pour dormir, on monte sur le toit et on s’allonge en contemplant les étoiles. Les promenades en ville traduisent un univers préservé et chaleureux. Dans les rues de Falloujah, tout le monde se connaît et se salue. Feurat, en ce qu’il est le fils de son père -un opposant notoire à Saddam Hussein- ne peine pas à trouver sa place. Accompagné de ses oncles, il est connu et respecté.


C’est un tableau plein de douceur et d’innocente candeur qui nous est brossé. Quelque part, l’Irak de l’auteur ressemble à l’idée que l’on se fait de la vie dans un oasis, un petit paradis préservé au cœur du grand chaos moyen-oriental. Cet effet est largement renforcé par l'insertion de cette période bénie entre deux séquences de guerre. La première vient de s’achever, il s’agit du conflit irano-irakien au cours duquel les hommes de la famille de Feurat ont combattu, la deuxième est sur le point de commencer, c'est l’invasion américaine de 2003, et plus précisément de la bataille de Falloujah l’année suivante.

Une guerre sans fin

Devenu adulte, l’auteur a embrassé la carrière journalistique. Alors que la guerre d’Irak bat son plein, il revient dans cette ville qu’il a arpenté enfant pour faire un état des lieux et sans doute chercher à nuancer les positions très manichéennes portées par les médias. Certains de ses proches ont pris les armes, se ralliant aux différents camps, les rues sont exsangues, les populations traumatisées et aigries. C’en est fini de la convivialité des temps anciens. Partout, on se radicalise, les Américains sont haïs.


Ne sachant par où commencer son enquête, Feurat se fait conduire au cimetière. Ce dernier a largement excédé ses limites d’origine. L’afflux de corps a rendu nécessaire son extension. Une conversation avec le gardien des lieux lui permet d’apprendre que les corps d'enfants arrivent en nombre, immédiatement après leur naissance. Ce sont des descriptions glaçantes qui nous sont rendues, sans aucun fard. S’ajoute à l’effroi de cette découverte l’horreur suscitée par les dessins secs et noirs de Halim.

Cette étape est néanmoins nécessaire à la poursuite des pérégrinations de l’auteur, lequel se rend à l’hôpital de la ville. Il constate que l’on y manque de tout, de personnel, de matériel médical. Dans ces conditions, il est parfaitement impossible de faire face à la quantité impressionnante de blessés qu’il a été nécessaire de soigner au plus fort des combats. A plus forte raison, il est inenvisageable de prendre dignement en charge les nombreux malades qui défilent a posteriori. Feurat se demande quel mal peut bien les atteindre. Nombreux sont les habitants qui lui parlent de la possible utilisation d’armes chimiques par les troupes américaines. On évoque le phosphore blanc.

Du journalisme illustré

Téméraire, Feurat décide de ne pas se fier à la rumeur et engage une véritable enquête de terrain. Il se fonde aussi bien sur l’observation de la situation locale, ce qui lui donne l’occasion de se rendre auprès des familles des malades, que sur des contacts avec les responsables d’associations engagés dans la lutte contre l’utilisation des armes chimiques.


Horrifié par ce qu'il apprend, l'auteur prend la résolution d’approfondir ses recherches et se rend aux Etats-Unis où il réalise une impressionnante série d’entretiens destinée à éclairer le contexte de la bataille de Falloujah et la nature des armes utilisées à l’encontre des populations irakiennes. Ses différentes interviews sont édifiantes. Le lecteur y fait tantôt la connaissance de soldats américains projetés en Irak, de chercheurs, d’universitaires dont les témoignages aboutissent à une effrayante conclusion : ce n’est sans doute pas du phosphore mais de l’uranium enrichi qui aurait causé les sévères séquelles que subissent les habitants de Falloujah. Cette supposition, postulat du livre, est glaçante.

Elle rappelle à ceux qui ont lu La Supplication que les conséquences des radiations sur les organismes humains sont épouvantables et inéluctables puisque héréditaires ; elle nous montre surtout que le journalisme d’investigation –pour peu qu’il soit rendu accessible au grand public par le biais du cinéma (comme cela est le cas de l’excellent film de Todd Haynes, Dark Waters, traitant de l’utilisation de produits chimiques par DuPont) ou du roman graphique- est particulièrement nécessaire à la vie démocratique.

Pour en savoir plus :

La bande annonce du film de Todd Haynes, Dark Waters, sorti en février 2020 :

Une interview de Feurat Alani dans laquelle l’auteur présente son ouvrage précédent Parfum d’Irak (2018) :

L’intéressante critique que propose Télérama sur Falloujah, Ma campagne perdue :

Le livre documentaire évoqué sur Tchernobyl :

ALEKSIEVITCH Svetlana, La supplication, J'ai lu, 2004, 249 p.

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