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Les quatre premières années de la guerre du Liban en images : entre enchantement et barbarie

Dernière mise à jour : 7 janv. 2020

Bye Bye Babylone, Beyrouth 1975-1979, Lamia Ziadé, éd. P.O.L, 380 p.


La première édition de Bye Bye Babylone est parue il y a une dizaine d’années. J’ai découvert cette version originelle alors que j’étais inscrite en licence d’arabe à la Sorbonne Nouvelle et que je me passionnais pour tout ce qui touchait de près ou de loin au Moyen-Orient. Après avoir avidement dévoré ce magnifique roman graphique prêté par un camarade de promotion, j’ai voulu me procurer mon propre exemplaire mais l’éditeur -P.O.L- avait cessé d’en assurer le tirage, préparant vraisemblablement la version actuelle, enrichie et embellie. Lamia Ziadé a réécrit la quasi-totalité du texte et ajouté de nombreux dessins plongeant le lecteur, devenu spectateur, dans son univers d’enfant balloté entre plaisirs cabotins (bonbons, dessins animés, jeux de société) et dure réalité (bombardements, massacres, partition de Beyrouth). Je ne saurais trop vous recommander cette lecture qui en plus d’être un triomphe esthétique fournit une excellente occasion de se voir expliquer en images et avec une grande précision, la complexité de la guerre civile libanaise (1975-1990).


Lamia Ziadé, une dessinatrice profondément arabe, désireuse de faire rayonner une culture trop souvent mal connue en Occident


Avant de se lancer dans la réédition de Bye Bye Babylone en 2019, Lamia Ziadé a connu un franc succès dans le petit monde du roman graphique avec deux très beaux livres : Ô nuit, ô mes yeux (2015) et deux ans plus tard Ma très grande mélancolie arabe. Si le premier est un joyeux assemblage de nuits sans fin à courir les cabarets du Caire, les palais damascènes et les rue beyrouthines à la poursuite des étoiles de la chanson d’une génération prolifique portée par Oum Kalthoum, Feyrouz, Farid El Atrache, Asmahan et tant d’autres, le second est un plaidoyer politique. L’auteur y revendique, en tant que Libanaise chrétienne la poursuite d’un idéal panarabe en son temps prôné par des hommes comme Michel Aflak. Sous la forme d’une galerie de portraits, d’une vaste martyrologie, Ziadé raconte le drame de la Palestine, narre les vies héroïques et palpitantes de Gamal Abdel Nasser, Yasser Arafat ou la disparition mystérieuse de Moussa Sader, sans oublier de faire la part belle à une foule d’inconnus, morts pour une cause apparemment vouée à l’échec.


Bye Bye Babylone est en quelque sorte une synthèse des ouvrages précédents. On y retrouve la légèreté des années soixante-dix, l’avènement de la modernité avec l’ouverture de grandes enseignes à Beyrouth comme le fameux Spinney’s, l’accès aux produits importés, les cinémas de Hamra. Cependant, le vernis occidental qui recouvrait encore les tensions intercommunautaires déjà bien présentes au Liban est fragile, la situation s’est aggravée du fait de l’arrivée massive de réfugiés palestiniens chassés de chez eux suite à la création de l’Etat d’Israël, puis du fameux Septembre noir jordanien (1970). Dès les premières pages de l’ouvrage, Lamia Ziadé nous montre les deux faces de cette même pièce qu’est le Liban d’alors. D’un côté la rigolade et les sucreries, de l’autre les milices de toutes les tendances qui s’organisent, des Kataëb au Parti national libéral de Camille Chamoun, sans oublier les Mourabitouns, chapeautés par le Fatah. Puis le ciel se déchire, le 13 avril 1975 advient et la guerre avec lui.


Un récit très personnel et heureusement apartisan


C’est alors que la dessinatrice entreprend de nous raconter sa guerre, sa guerre à elle, vue au travers de ses yeux d’enfant de sept ans : « C’est donc un dimanche et nous sommes allés déjeuner, mes parents, ma grand-mère, Walid et moi, dans un restaurant de Chemlane, dans la région d’Aley. C’est un spectacle de chaos qui s’offre à nous au retour, à l’approche du quartier d’Aïn el-Rammaneh : pneus brûlés, hommes armés, routes barrées, crépitement d’armes automatiques, panique, cris, flammes, fumées, font de ce déjeuner à la campagne le dernier moment du temps de l’innocence.

Les balançoires dans le jardin du restaurant, où nous avons joué pendant que les adultes prenaient le café, la robe à smocks en vichy rouge que je portais, le chemisier à zinnias rose et vert de ma mère, le Petzi que Walid ne voulait pas me prêter et le récit que téta nous fit au dessert de son cousin d’Egypte ruiné par le jeu resteront, à cause de la date symbolique qu’est devenu par la suite ce 13 avril, à jamais figés dans ma mémoire » (p. 38). Je suis convaincue que, de même que nous nous souvenons tous ici de ce que nous faisions le 11 septembre 2001, tous les Libanais –quel que soient leur âge, leur sexe ou leur confession- se rappellent aussi précisément que Lamia Ziadé l’endroit où ils se trouvaient et l’activité qui les occupait lorsque ce fameux 13 avril, « l’accrochage » entre Kataëb et Palestiniens a plongé le pays dans une guerre vouée à durer quinze ans.


Au fil des pages s’égrainent, malgré les combats, des souvenirs familiaux, des réminiscences de joie et d’innocence. Tout ce qu’il y a de plus banal : la boutique du grand-père tailleur, les pâtisseries que l’on ne trouve plus, la Corniche devenue inaccessible, l’envie de ghazl-el-banat et de Bonjus, la maison de téta Simone à Gemayzeh, capitonnée, le changement contraint d’école (quand école il y a), les jeux de cartes pour s’occuper, les vacances (et parfois les fuites) dans la maison de Kattine.


Cette petite histoire, cette vie intime est sans cesse heurtée par la folie du monde. L’auteur et sa famille résident dans la partie Est de Beyrouth, tenue par les Phalanges. Toutefois, à son grand désespoir, tout ce qui la fascinait avant que la guerre n’éclate se trouve à l’Ouest, quelque part autour de la rue Hamra, en terre musulmane, progressiste, de gauche. Elle regrette les cinémas, les bars et les restaurants qu’elle ne pourra pas fréquenter une fois adulte, cet univers si proche et pourtant plus difficile d’accès que Paris ou Los Angeles. La capitale du Liban est partitionnée, au milieu la ligne verte est un véritable no man’s land qui ségrége la population selon sa religion, comme ailleurs l’Apartheid. La mort menace quiconque est assez intrépide pour s’aventurer à la franchir. Les francs-tireurs sont partout, les miliciens se postent arbitrairement aux points de passage entre les deux zones et exigent les cartes d’identité (sur lesquelles sont inscrites les confessions), sans hésiter à donner la mort à ceux qui appartiennent supposément au clan opposé. Pourtant, ici comme ailleurs, les transfuges existent, Ziadé nous en fait de magnifiques portraits.


Les grands faits de ces années soixante-dix sont très présents dans l’ouvrage. A grand renfort de dessins glaçants, de crayonnages sombres et d’explosions multicolores, Lamia Ziadé nous montre la Bataille des hôtels, nous donne à voir le massacre de Karantina en 1976 en réponse auquel a lieu celui de Damour, l’arrivée des troupes syriennes et la « guerre des Cent Jours » : « Les bombardements durent trois mois sans répit cet été-là. Cette bataille particulièrement meurtrière et destructrice oppose les milices chrétiennes aux Syriens, leurs anciens amis. Les Syriens, vous vous souvenez ? Ceux qui sont venus garantir la paix au Liban… ils pilonnent Achrafieh, notre quartier, à l’aveugle, d’un immeuble à l’autre mais avec des armes qui sont censées être employées d’une ville à l’autre… » (p. 280).

Et puis enfin, le livre s’achève, mais ce n’est pas l’accord de Taëf, celui qui met un terme au conflit, qui le couronne, seulement la dévastatrice invasion israélienne : « Nous sommes à la fin des années 1970, la guerre dure depuis cinq ans, et nous ne savons pas que le pire est encore à venir, pour les Libanais comme pour les Palestiniens. En 1982, avec l’invasion du Sud par Israël, la guerre entre dans une nouvelle ère. L’horreur que connaîtra Beyrouth sous blocus et bombardements israéliens, les milliers de tonnes de bombes sans eau, ni vivres, ni électricité, c’est l’opération paix en Galilée qui se conclura par le massacre de Sabra et Chatila et l’occupation du Liban pendant dix-huit ans ». (p. 372).


Lamia Ziadé a choisi de s’arrêter là, de ne pas s’aventurer dans l’enfer des années quatre-vingt, parce que si la décennie précédente apparaît au lecteur comme le paroxysme de l’horreur, les Libanais ont démontré –eux- qu’il était encore possible de vivre, de rire, de danser et d’espérer. Dans ces miliciens déguisés, dans ces bonbons colorés, il y avait encore quelque chose de yéyé.


L’interruption du récit en soixante-dix-neuf est certes frustrante pour nous lecteurs, car il nous tarde d’en savoir davantage, que nous désirons continuer à tourner les pages, mais pour la dessinatrice, elle se justifie par le désir de préserver l’espoir. Un espoir bien indispensable dans la période que traverse actuellement le Pays du Cèdre, dépositaire de ce passé à la fois si proche et encombrant.


Pour en savoir plus :


Les deux autres grands romans graphiques de Lamia Ziadé :


ZIADE Lamia, Ô nuit, Ô mes yeux, éd. P.O.L, 2015, 576 p.


ZIADE Lamia, Ma très grande mélancolie arabe. Un siècle au Proche-Orient, éd. P.O.L, 2017, 420 p.


L’excellent ouvrage de Georges Corm, qui demeure une référence nécessaire à la compréhension du Liban, bien qu’il ne commence à vieillir :


CORM Georges, Le Liban contemporain: Histoire et société, éd. La Découverte, 2012, 432 p.


Le numéro de l’émission Affaires étrangères -animée par Christine Ockrent sur France culture- consacré au système politique libanais :





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