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  • camillehaddad

La guerre des autres ou comment un conflit qui ne vous appartient pas peut bouleverser votre vie

Dernière mise à jour : 8 mars 2020

BOULAD Bernard, BONA Paul, HENRY Gaël, La guerre des autres, Rumeurs sur Beyrouth suivi de Couvre-feu sur Beyrouth, La Boîte à Bulles, 2 vol. 2018 et 2019, 172 p. et 154 p.


Entamant tout juste une semaine de vacances à la montagne, que je me demandais d’ailleurs comment occuper en l’absence de neige, je me suis vue offrir par ma marraine –grande lectrice s’il en est- un très beau duo de bandes dessinées. Bercée par la douce langueur du chalet, je me suis laissée porter vers une époque et un pays éloignés. Connaissant mon immense intérêt pour le Proche-Orient, et le Levant en particulier, elle m’a dégoté une série de deux albums scénarisés par Bernard Boulad et consacrés à son expérience d’adolescent au Liban.

Contrairement à Lamia Ziadé, dont j’ai consacré un article au très beau roman graphique Bye Bye Babylone, l’auteur est non seulement tenu hors de la guerre civile par son pacifisme, mais aussi par le fait qu’il n’est pas libanais. Il nous offre un très intéressant point de vue de témoin, finalement assez objectif, sa famille étant originaire d’Egypte. Néanmoins, pour ces étrangers –Chrétiens francophones au demeurant- le Pays du Cèdre tient lieu de terre d’accueil, de refuge. Un îlot de paix qui va, à son tour, leur devenir hostile et finalement les placer à nouveau sur le chemin de l’errance.


Les années 1970, temps de la dolce vita beyrouthine


Le premier tome est –au moins pour moitié- consacré à l’indolence libanaise des années 1970. Beyrouth était alors la capitale financière et intellectuelle du Proche-Orient. La famille Naggar –lignée d’Egyptiens originaire de Syrie et expatriée au Liban depuis une décennie- évolue avec légèreté dans un monde féérique. Magda et Edouard, les parents, tiennent -à Hamra- une libraire francophone –le Papyrus- dont les affaires ne sont pas florissantes, mais qui subsiste grâce à leur réseau de connaissances lettrées. Le père est en contact direct et permanent avec des éditeurs parisiens qui lui demandent quelquefois des contributions ; la mère s’occupe en montant des pièces de théâtre avec son meilleur ami homosexuel, Kamal, dont elle est follement amoureuse.


Le couple a trois enfants, Serge –l’aîné- rapidement appelé sous les drapeaux. D’abord réticent à effectuer son service militaire à proximité de la frontière israélienne à Marjayoun, il finit par trouver son compte dans la vie de caserne. Yasmine, sa cadette, prépare son baccalauréat en solo après s’être mise à dos les sœurs chargées de son instruction. Enfin, Alex, le plus jeune -celui dans lequel on sent que Bernard Boulad a placé l’essentiel des éléments renvoyant à son propre vécu- est un véritable cinéphile, oscillant entre sorties à moto avec les jeunes Chrétiens du quartier, passion pour le rock’n roll et amours débutantes.

Le tableau qu’ils composent, entourés d’une flopée de proches venus de tous horizons, est d’une harmonie enviable. On se demande comment la vie peut être aussi douce à l’extrémité orientale de la Méditerranée. Seulement, le savoir et la création ne doivent pas tarder à se heurter aux canons.


Quand les fusils menacent la quiétude levantine


Si les soixante-dix à centre premières pages du volume 1 sont consacrées à la douceur de vivre dans un Liban accueillant qui ne se refuse à aucune ambition, qu’elle soit sportive, artistique ou intellectuelle, les menaces qui conduiront le pays au désastre sont merveilleusement exposées dès la première page.


Ainsi, Rumeurs sur Beyrouth s’ouvre sur une note explicative, une petite histoire du Liban contemporain doublée d’une carte de la Phénicie et des puissances voisines. Si la situation politique du pays est brièvement résumée depuis le temps du mandat français, un paragraphe édifiant est consacré aux conséquences de la création d’Israël : « A partir de 1970, l’arrivée des combattants palestiniens de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) chassés de Jordanie lors de l’opération Septembre noir met à mal l’équilibre gouvernemental. Le 13 avril 1975, un autobus transportant des réfugiés palestiniens est pris pour cible par des miliciens phalangistes (chrétiens maronites). Cette attaque provoque des représailles et marque le début de la guerre du Liban, qui durera jusqu’en 1990. » (p. 4, vol. 1).


Il faut tout de même préciser qu’en dépit de cette introduction didactique, la suite de l’ouvrage se technicise légèrement et que les enjeux de l’échiquier milicien libanais n’apparaissent pas clairement au lecteur non averti. Ainsi, lorsqu’Alex et ses amis tombent en panne à proximité du camp palestinien de Sabra, des échanges musclés se nouent avec les garagistes :

« -Vous habitez où les gamins ?

-Hamra.

-Badaro.

-Achrafieh.

-Sin el Fil.

-Achrafieh? Ils ne nous aiment pas beaucoup par là-bas. Tu es chrétien, c’est ça ?

-…

-Tu sais, nous, on n’a rien contre les chrétiens. Ce sont les Israéliens qu’on n’aime pas. Mais comme les chrétiens phalangistes sont prêts à s’allier avec eux, nous, on a peur. Tu comprends ?

-Faut dire que… vous n’êtes pas chez vous ici. » (p. 53, vol.1).


Toutefois, il faut saluer cet ouvrage tout en contraste puisqu’il ne fait pas l’erreur grossière de présenter tous les Chrétiens comme soutenant les Kataëb et tous les Musulmans comme nécessairement défenseurs de la cause palestinienne et du panarabisme, des travers que l’on retrouve souvent dans les ouvrages grand public consacrés à cette thématique. A ce titre, les cinq membres de la famille Naggar sont d’excellents exemples puisqu’il s’agit de transfuges, autrement dit de Chrétiens progressistes, solidement enracinée à gauche. Cette pensée originale, à rebours des assignations identitaires, suscite d’ailleurs l’ire des plus conservateurs : « Ho, ça va, toi, le communiste. Tu veux aller te battre à leurs côtés ? » (p. 55, vol. 1).


Un récit très personnel qui n’en est que plus touchant


Si le premier volume demeure, en dépit de l’imminence des combats, plein de légèreté et d’insouciance, tel n’est pas le cas du deuxième qui prend effet dans un Liban déjà sévèrement englué dans le conflit. Par l’omniprésence des scènes de claustration, le lecteur se figure combien la vie quotidienne est devenue incertaine. Les explosions et les bombardements sont légion, le manque et le rationnement constituent le quotidien. Magda – ayant accédé à un poste de fonctionnaire- cesse de se rendre au travail en raison de la dangerosité des trajets tandis qu’Edouard est contraint de vendre la librairie. Il a d’ailleurs rédigé un ouvrage touristique sur le Liban, lequel sombre –à l’image du pays- dans la cale d’un bateau torpillé à l’entrée du port de Beyrouth.


Pour les enfants, la situation aussi se tend. Serge a terminé son service mais il est assigné à la réserve, Yasmine est sans cesse perturbée dans ses révisions. Quant à Alex, il souffre des dissensions qui l’opposent à ses amis et à la fermeture des cinémas et autres lieux de culture.


Progressivement, les amis de la famille quittent le Liban, le plus souvent en direction de la France ou du Canada. On ne peut que les comprendre, les attentats et les enlèvements sont monnaie courante, de plus, on commence à compter les premiers morts dans l’entourage des Naggar. Les optimistes se raréfient. Après d’infinies tergiversations, et bien malgré elle, la famille prend une nouvelle fois la route de l’exil. Cette fois, ce sera Paris.


Dans une volonté de coller à une réalité historique particulièrement poignante les auteurs ont choisi de reproduire en dernière page du deuxième tome la une de l’hebdomadaire Al Hawadess du 14 novembre 1975. Un photographe du journal a capté, dans le hall de l’aéroport de Beyrouth, les derniers instants libanais de ceux qui quittent le pays, leur peine, leurs regrets et sans doute –au fond- leur culpabilité. Le choix d’avoir ainsi opposé à la douceur du dessin la violence implacable de la photographie me rappelle la séquence finale de Valse avec Bachir (2008). Ce film d’animation d’Ari Folman s’achève, de même, sur les images captées par les caméras du monde entier au lendemain du massacre de Sabra et Chatila, alors que les familles désunies pleuraient leurs martyrs.


On aimerait croire à de la fiction, on n’échappe pas à l’horreur du réel.


Pour en savoir plus :


Site de la maison d'édition, La Boîte à Bulles, qui gagne à être connue:



Bande annonce du film Valse avec Bachir (2008):




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