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  • camillehaddad

Pour Sama : une bonne raison de garder foi en l’humanité

Si le documentaire Pour Sama, journal d’une mère syrienne est sorti en salle le 9 octobre, je n’ai pas eu l’occasion de le visionner avant la semaine passée aux 3 Luxembourg, cinéma de quartier situé à deux pas du Sénat et du théâtre de l’Odéon. J’étais prévenue, le film de Waad al-Kateab et Edward Watts est une plongée en enfer dont on ne ressort pas indemne. De toute évidence, cette réputation en a effrayé plus d’un, j’arrive –étonnée- dans une salle presque vide. Quand les lumières s’éteignent, j’ai peur, je redoute un choc émotionnel trop violent, de l’ordre de ceux que je ne suis pas en mesure de supporter actuellement. Cependant, dès les premières images, je suis happée par cette langue qui raisonne si tendrement à mes oreilles franco-libanaises, à ces images attrapées au vol, caméra sur l’épaule et qui me rappellent –même de loin- les vidéos que l’on tourne avec tendresse dans toutes les familles.


Une dénonciation éminemment engagée des abjections du régime Assad


Le film est un déroulé chronologique des combats qui se sont tenus à Alep, deuxième ville de Syrie, entre 2012 et 2016. Caméra au point, la réalisatrice arpente les rues de la ville dans laquelle elle est venue étudier l’économie, captant les images d’une révolte populaire naissante contre la dictature de Bachar. Ravie de ces premiers soulèvements, elle filme les insurrections à l’université, les soirées passées à refaire le monde entre jeunes gens et ignore les incitations récurrentes de ses parents à regagner son village natal. Waad al-Kateab est jeune, elle veut vivre et participer au grand bouleversement qui doit donner au peuple syrien de nouvelles perspectives d’émancipation et de liberté.


Très vite cependant la liesse se transforme en cauchemar. Les massacres se succèdent et les forces loyalistes ne tardent pas à s’en prendre aux révoltés. Les gros plans présentant des amoncellements de corps repêchés dans un fleuve couleur tourbe, couverts de traces de torture sont à retourner le cœur. Pourtant le combat continue.


La jeune femme –acharnée dans son désir de vivre et de voir le monde changer- épouse un médecin –Hamza- lequel fonde un hôpital, bientôt pris d’assaut, comme tous les autres, par le régime et ses alliés russes. Un enfer de claustrophobie. Au milieu de bombardements incessants, les blessés affluent en nombre, partout du sang, sur les murs, par terre, les corps entassés à même le sol et cette horreur que le spectateur doit assumer de regarder en se disant qu’elle est bien réelle, que ces images sont authentiques.



Un plaidoyer pour l’engagement et une lutte pour la vie


Au milieu de ce marasme extérieur subsiste pourtant le réconfort fabuleux de la cellule familiale et du cercle amical. La cinéaste nous prend par la main, nous invite à la suivre dans ses premières joies de femme, à pénétrer dans son univers. Si son mariage avec le médecin Hamza est célébré sobrement, il est curieux de se figurer cette fête sous les bombes.


Les images d’une grande douceur se succèdent et crèvent la morosité de ce récit cruel. Avec le jeune couple, on découvre une maison neuve, on plante des arbres, des bougainvilliers magnifiques dans un jardin qui semble si fragile au milieu des gravats. Bientôt, la famille s’agrandit et dans l’hôpital de fortune construit et géré par Hamza naît une petite fille : Sama, le ciel.


C’est à elle que le documentaire est dédié, pour qu’elle comprenne, pour lui expliquer pourquoi la première année de sa vie s’est déroulée au centre d’un capharnaüm dangereux, pourquoi elle n’en a pas été exfiltrée alors que le siège d’Alep ne permettait plus d’accéder ni à l’eau, ni à la nourriture, ni aux soins. Simplement parce que ses parents avaient des idéaux, des idéaux pour tous les Syriens et pour leur fille en particulier.



La question du voyeurisme : quelle intimité dans la guerre ?


A titre personnel, j’ai été extrêmement touchée par ce documentaire, et je pense que personne –pour peu d’être doté d’un minimum de sensibilité- ne peut en sortir quiet. Pour autant, il a pu m’arriver d’être gênée par l’omniprésence de cette caméra, toujours prête à rendre compte des douleurs et des joies, même les plus intimes. Si le sang, les corps démantibulés m’ont heurtée, j’étais prête à leur faire face.


En revanche, j’ai été surprise de la quasi-impudeur avec laquelle al-Kateab a immortalisé les images de ses amours débutantes avec son mari, de ses deux accouchements, de la constance avec laquelle elle a filmé Sama dans les premiers instants de sa vie, de la façon dont elle l’a exposée au regard ébahi des spectateurs du monde entier. A mon sens ces tranches de vie sont des trésors que l’on peut souhaiter vouloir garder pour soi, enfuir dans son panthéon intérieur. Je me suis souvent sentie coupable de ce que j’étais en train de visionner, me suis taxée de voyeurisme avant de me souvenir que je n’avais rien demandé de tout cela. Après tout, si cette femme a le goût de l’exhibitionnisme, grand bien lui fasse.

Ce qui m’a nettement plus ennuyée, c’est que la réalisatrice se soit emparée d’instants bouleversants, de moments d’extrême vulnérabilité appartenant à d’autres. Je me rappelle ainsi cette scène terrible au cours de laquelle deux garçonnets victimes d’un bombardement, sales, couverts de poussière, déposent en pleurant le corps de leur frère que la vie a manifestement quitté. Il aurait été envisageable de s’arrêter là, de leur autoriser un peu d’intimité familiale, mais non, non. La documentariste reste là à nous montrer les enfants pleurant le petit cadavre gris de crasse. La guerre a-t-elle à ce point fait voler en éclat toutes les règles, toutes les limites que la notion même de recueillement n’a plus de sens ? De quel droit brise-t-on ainsi cet instant de douleur, cet instant sacré parmi tous les autres ? Al-Kateab a-t-elle cherché à obtenir leur consentement ? Etaient-ils seulement en état de lui opposer un refus ?


En somme, si le film tient le spectateur sur le qui-vive de part en part, s’il fait vivre de l’intérieur l’enfer du siège d’Alep et concentre en une heure trente la souffrance de tout un peuple, le combat pour la liberté et le désir de résistance, il frise –à mon sens- parfois l’indélicatesse en imposant à la vue d’un Occident lointain et demeuré bien passif des blessures que l’on souhaiterait parfois, peut-être, garder pour soi.


Pour en savoir plus


Une passionnante compilation de témoignages des habitants d'Alep sur le site Orient XXI :



La bande annonce du film:


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