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  • camillehaddad

A la mémoire des tirailleurs sénégalais

DIOP David, Frère d’âme, éd. Points, p. 142


Au cours d’une promenade dans les rues de Strasbourg, municipalité autoproclamée « Capitale de Noël », encore illuminée de mille feux en ce début janvier, je m’accorde un petit crochet par la célèbre Librairie Kléber, située sur la place du même nom. A quelques pas d’un immense sapin – au jugé, d’une trentaine de mètres de haut, tout éclairé de mauve et d’or- s’amoncellement des livres en tous genre, de la littérature régionale alsacienne à un impressionnant fonds consacré aux sciences sociales, en passant par de beaux rayonnages de littérature et de bande dessinée.


Après une longue déambulation et mille hésitations, mon choix se porte sur le petit ouvrage de David Diop, Frère d’âme, lauréat du Prix Goncourt des lycéens 2018 et du prix littéraire suisse, Kourouma, annuellement décerné à un ouvrage de fiction ou un essai consacré à l'Afrique noire. Bien que très succinct, l’ouvrage happe le lecteur par la poésie qui sous-tend le style oral –presque parlé- du narrateur, Alfa Ndiaye.


Comment l’enfer des tranchées génère des machines à tuer


Le récit s’ancre quelque part en France, quelque part dans la boue, peut-être dans les tranchées de la Marne ou de la Meuse. Au fond peu importe, la grisaille et le froid sont omniprésents, les linges toujours trempés, les sifflements de la mitraille permanents. Sous le commandement du capitaine Armand se battent côte à côte des Noirs et des Blancs, pour l’honneur de la France, pour vaincre « l’ennemi aux yeux bleus ».


Alfa Ndiaye compte aux nombre de ces tirailleurs pseudo-volontaires que l’on a arrachés à leur terre, à leur soleil, pour venir se battre pour le compte de cette « plus grande France », dont il ne comprend même pas la langue. A ses côtés, son ami de toujours, son « plus que frère », Mademba, plus instruit que lui, mais plus fragile aussi. Comme dit la chanson « à la paix comme à la guerre [ils allaient] comme des frères », courant au lancement de l’assaut, côte à côte, pour vivre ou mourir ensemble.


Cependant, un jour que l’on ne peut pas dater, Mademba est sauvagement éventré par une baïonnette ennemie. Les viscères à l’air, il supplie par trois fois son « plus que frère » de le tuer, d’abréger ses souffrances. Alfa refuse, pour de mauvaises raisons, des raisons qu’il n’aura de cesse de se reprocher : « Je n’ai pas été humain avec Mademba, mon plus que frère, mon ami d’enfance. J’ai laissé le devoir dicter mon choix. Je ne lui ai offert que des mauvaises pensées, des pensées commandées par le devoir, des pensées recommandées par le respect des lois humaines, et je n’ai pas été humain. » (p.13).


Rongé par la culpabilité, le protagoniste décide de ne plus penser que par lui-même, de s’affranchir enfin du devoir, de la droiture morale, de tous ces enseignements, ces structures qui parfois outrepassent la pureté des sentiments, la compassion, l’empathie la plus élémentaire. Sans devenir mutin lui-même, il songe à l’absurdité de la guerre, à la stupide obéissance permettant aux hommes de ne pas céder au front, en leur faisant pourtant tant de mal : « Soldats blancs ou noir, ils disent toujours « oui ». Quand on leur commande de sortir de la tranchée protectrice pour attaquer l’ennemi à découvert, c’est « oui ». » (p.19).



Alors, décidant de se faire justice lui-même, Alfa Ndiaye devient une machine à tuer. Lorsque le capitaine siffle la fin des assauts, il rentre toujours après ses camarades, le temps de trouver un ennemi en déshérence sur « la terre à personne », jusqu’à le débusquer dans la tranchée adverse si nécessaire. Le « Bosch » qui a le malheur de tomber entre ses griffes n’a aucune chance d’échapper à l’éviscération, celle qui a valu la mort à Mademba. En guise de trophée, Ndiaye revient parmi les siens avec la main de sa victime encore agrippée à son fusil.


Si la brutalisation est une notion largement présente dans l’historiographie de la Première guerre mondiale, Diop met en lumière son corollaire pour les tirailleurs : l’ensauvagement


Dans une puissance colonisatrice de l’ampleur de la France pendant la Première guerre mondiale, la figure du Noir est objet de peur aussi bien que de fascination. C’est ce que viendra confirmer, une dizaine d’années plus tard, la tenue de l’Exposition coloniale internationale de 1931. Cette dernière s’avèrera victime de son succès et accueillera plus de huit millions de visiteurs, avides de réaliser un « tour du monde en un jour ». L’opinion, convaincue de sa supériorité, est alors désireuse de se confronter à une différence intrigante et monstrueuse à la fois. Pour l’écrasante majorité des participants à cet évènement, la possibilité même que d’autres types humains puissent exister relève encore de l’impensable et lorsqu’ils se trouvent enfin confrontés aux ressortissants des colonies (d’AEF et d’AOF en particulier), ils les tiennent pour des quasi-bêtes, l’incarnation de la sauvagerie.

Pourtant, sauvages ou pas, nombreuses sont les huiles d’état-major à avoir saisi que cette force lointaine, cette puissance de feu et cette quantité inextinguible de chair à canon, pouvait constituer un avantage considérable face à un Empire allemand pour ainsi dire dépourvu de « backyard ». C’est ce que vente largement Mangin dès 1910 dans La Force noire. Pour effrayer l’ennemi, rien de tel que la mise en avant d’une sauvagerie surinvestie, un festival carnavalesque jusqu’à l’absurde. C’est cette animalité de carton-pâte que nous décrit merveilleusement Diop : « Quand on leur dit de faire les sauvages pour faire peur à l’ennemi, c’est « oui ». Le capitaine leur a dit que les ennemis avaient peur des Nègres sauvages, des cannibales, des Zoulous, et ils ont ri. Ils sont contents que l’ennemi d’en face ait peur d’eux. Ils sont contents d’oublier leur propre peur. Alors, quand ils surgissent de la tranchée leur fusil dans la main gauche et leur coupe-coupe dans la main droite, en se projetant hors du ventre de la terre ils posent sur leur visage des yeux de fous ». (p. 19)


Ainsi donc, si la brutalisation décrite par George Mosse dans son ouvrage de référence, De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes (1990), a touché l’ensemble des belligérants (populations civiles incluses) en les confrontant à une violence inédite, ce même conflit semble avoir conduit à une forme d’ensauvagement des tirailleurs présents sur les champs de bataille.


Une terre d’origine pleine de dangers et aux lois aussi immuables que celles de la guerre


L’auteur évite –à mon sens- un immense écueil en ne faisant pas de la terre d’origine de ces deux hommes un pays de cocagne, que l’enfer des tranchées les aurait poussé à idéaliser. Alors que notre héros, Alfa Ndiaye, est évacué pour un mois à l’arrière -le capitaine Armand s’inquiétant de l’ampleur prise par sa collection de mains ennemies- il se remémore sa vie d’avant. Il dessine sa mère, une jeune Peule, offerte à un vieillard -son père- déjà affublé de trois épouses. Mariée de force et sans dote, elle survit dans l’attente de la transhumance annuelle effectuée par son père (à elle) et ses frères pour mener leurs bêtes en pâture dans le Nord, à cette seule occasion, il lui est donné de les revoir. Ayant renoncé à reparaître pendant plusieurs années, la jeune femme décide de partir à leur recherche, laissant son jeune fils –Alfa- au village. A son tour elle disparaît, vraisemblablement enlevée par des négriers. Ainsi, si l’horreur de ce que l’on suppose être Verdun ou la Somme enserre le récit, celle de la colonisation, des rapts inhérents à la traite ne sont pas passés sous silence. Le Sénégal d’alors n’a rien d’un oasis tranquille.


Plus intéressant encore, Alfa est amoureux d’une jeune femme de sa classe d’âge, Fary Thiam, alors que leurs pères sont en désaccord sur l’imposition –par le colonisateur- de la monoculture de l’arachide, prônée en AOF. Le père du protagoniste défend qu’elle serait néfaste aux populations locales qui se trouveraient alors dans l’incapacité de s’autosuffire, le patriarche Thiam, au contraire, y est favorable. Outre ces querelles personnelles, une loi ancestrale empêche les jeunes gens d’une même classe d’âge de s’unir, quand bien même ils le désireraient. Pour autant, avant le départ d’Alfa, Fary décide de se donner à lui, consciente de l’irréversibilité de la démarche de son bien-aimé : « Fary a bien compris que la France et son armée m’enlèveraient à elle. Elle a su, elle a compris que je partirais à jamais. Elle a su, elle a compris que, même si je ne mourais pas à la guerre, je ne reviendrais plus à Gandiol. Elle a su, elle a compris que je m’installerais à Saint Louis du Sénégal avec Mademba Diop, que je voudrais devenir un grand quelqu’un, un tirailleur sénégalais à vie, avec une grosse pension pour soulager les dernières années de mon vieux père et pour retrouver ma mère Penndo Ba un jour. Fary Thiam a compris que la France allait m’enlever à elle, soit que je meure, soit que je reste vivant. » (p. 114).

Conscient de la valeur de ce cadeau magnifique et dangereux, Alfa Ndiaye reste fidèle à l’amour, son espoir. Malgré la guerre, malgré son irréversibilité, malgré l’ensauvagement, malgré la barrière de la langue notre protagoniste trouve à aimer, à s’unir à nouveau, à la jeune infirmière qui s’occupe de lui, la fille du Docteur François, une amie aux yeux bleus.


Pour en savoir plus :


Le classique de référence sur la brutalisation :


MOSSE, George, De la Grande Guerre au totalitarisme : La brutalisation des sociétés européennes, Hachette Littératures, Pluriel, 2009, 291 p.


L’intéressante critique du Figaro Culture par Bruno Corty (novembre 2018) :



Un passionnant article du Monde Afrique sur la postérité des tirailleurs sénégalais par Pierre Lepidi, (été 2019) :




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