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  • camillehaddad

Les grands espaces californiens, une échappatoire au confinement

Dernière mise à jour : 30 avr. 2020

TALLENT Gabriel, My absolute darling, Gallmeister, 2018, 453 p.

Déjà six semaines que nous sommes enfermés. Certes nous sommes nombreux à n’avoir pas –objectivement- à nous plaindre. Nos assiettes sont pleines, la plupart d’entre nous n’est pas malade, nous avons un toit sous lequel nous abriter et des milliers de livres à savourer. Pour autant, nous sommes privés de l’une des composantes essentielles de notre existence : la liberté. C’est avec de plus en plus d’insistance que se fait sentir le besoin de s’évader, de voyager, de s’immerger dans une nature rendue d’autant plus sublime que le recul de la présence humaine lui permet de renaître.

My absolute darling est l’un de ces livres qui nous libèrent en nous faisant tout ressentir : de la légèreté d’une déambulation dans les forêts de Californie à l’immersion dans un océan déchaîné. C’est toute une synesthésie qui est convoquée pour permettre au lecteur de se plonger dans un environnement qui n’est pas le sien, mais qu’il s’accapare pourtant, au profit d’une incroyable poésie. Le jeune Gabriel Tallent, à peine trentenaire, a produit là un roman bucolique qui n’en oublie pas pour autant de parler des hommes, de leurs haines, de leurs amours interdites, de leurs liens secrets, de leurs désirs. Cet ouvrage aux multiples facettes évoque une multiplicité de sujets complexes et virevolte avec brio entre survivalisme, omniprésence des armes à feu dans la société américaine, violence domestique, désastre écologique. Je suis sortie époustouflée de cette oeuvre essentielle qui condense l’ensemble des problématiques majeures de notre temps et qui propose une grille de lecture aussi complète qu’effrayante du monde contemporain.

La subtile peinture d’un drame familial

L’héroïne du roman, une préadolescente sauvage prénommée Julia –alias Turtle- vit recluse avec son père abusif, Martin, au cœur de la forêt californienne, à proximité immédiate de la côte. Non loin de là réside son grand-père, un vieil alcoolique qui se meurt à petit feu dans son mobil home mal entretenu. Si leur relation tient en peu de mots, Turtle entretient avec ce dernier un très beau lien qui se matérialise aussi bien par le jeu que par des escapades sur le littoral. Les deux personnages sont taiseux, comme s’ils étaient tous les deux pleinement conscients de l’inavouable secret qui les lie, la conscience du comportement incestueux du père à l’égard de sa fille, contre lequel il est impossible de s’ériger sans déclencher un ouragan et détruire l’équilibre précaire dans lequel ils évoluent tous les trois. Lorsque Papy tente finalement de réagir, c’est la mort qui le réduit au silence, comme une fatalité.

Ce qui est intéressant dans le personnage de Turtle, c’est qu’il est profondément ambivalent. Il essaye tantôt de se révolter contre les agissements de ce père dont la gravité ne lui échappe pas, mais il est strictement impuissant, prisonnier de cet amour absolu et malsain : « Mais il est sur elle. Il lui assène une gifle du revers de la main. Elle se cogne la tête au chambranle de la porte et s’étale dans le couloir. Il émerge de la pénombre, menaçant, immense, et s’agenouille au-dessus d’elle, lui saisit le cou à deux mains, la plaque au sol. Elle émet un hoquet étouffé, puis le son meurt. Elle l’attrape par les poignets, ne parvient pas à desserrer son emprise, pas plus que si elle s’était trouvée rivée là par un tire-fond sur le rail d’un train.

-Tu oses me tirer dessus ? dit-il. Tu oses me tirer dessus ? Je t’ai faite. Tu es à moi. » p. 401. La jeune fille n’a de cesse de s’ensauvager, de haïr davantage cet homme qu’elle aime paradoxalement par-dessus tout. C’est avec beaucoup de finesse et d’intelligence que Tallent décrit toutes ces complexités relationnelles, sans jamais tomber dans la caricature.

La relation père-fille devient d’ailleurs strictement intenable lorsque, d’une part, Turtle devient pubère et qu’elle se met à redouter une grossesse, et quand d’autre part, elle fait la rencontre d’un jeune homme, Jacob, dont elle tombe amoureuse mais qu’elle craint de mettre en danger en l’engluant dans un scabreux triangle amoureux. On retrouve là une saisissante application du complexe d’Electre. C’est à la fois beau et absolument tabou.

Une ode à la nature

Martin est parfois présenté comme une brute, mais il n’est en rien une caricature grotesque de redneck incestueux. Au contraire, c’est un homme cultivé qui ne cesse de lire des traités de philosophie et qui entretien un rapport extrêmement délicat au monde. Il est passionnément épris de nature, ancré dans son environnement dont il a transmis le goût à sa fille. Il y a en ce géant immoral une conscience subtile de la fin possible du monde, une tendance prononcée à la collapsologie. Martin est attaché à la terre, à la forêt, aux animaux, à la beauté. Il y a quelque chose de très libre dans cette force de la nature qui est incessamment rapprochée de l’animal et qui même –par son comportement, sa folie- renvoie le lecteur à une forme de primitivité sourde.


On ne cesse de le condamner, on n’a guère d’autre envie que de le flouer, de se distinguer de lui et pourtant on est ému par ce génie catastrophiste qui porte en lui une grande sensibilité laquelle s’épanouit dans le double amour passionnel qu’il voue à sa fille et au biotope. Martin n’explique jamais très bien d’où vient sa conviction que la civilisation industrielle est appelée à s’effondrer, mais il est pour lui strictement entendu qu’un changement de paradigme majeur est inévitable. C’est à ce titre qu’il fait des provisions pour résister à un enfermement de longue haleine, qu’il déploie mille ressources pour s’instruire, se soigner, se défendre lui-même.

Si ses propos ont parfois l’allure de ceux d’un illuminé, ses prophéties concernant le devenir de la société ne peuvent être balayées d’un revers de main. Elles nous poussent à nous interroger sur les conséquences de nos modes de consommation et de gouvernance. Il n’est d’ailleurs pas le seul personnage à promouvoir une réflexion critique sur l’Occident capitaliste. Ainsi lorsque Jacob et son ami Brett s’égarent en forêt, ils font la connaissance d’une sorte de hippie cultivateur de cannabis qui apparaît comme un double positif de Martin : « Pareil pour les plats industriels, ne jamais faire confiance à ces grandes entreprises, les gars, surtout ne pas faire confiance à une grande entreprise pour préparer notre nourriture. C’est pour ça aussi que je n’ai pas de voiture, vous voyez. Je ne peux pas cautionner ça. Pas quand j’ai vécu en Amérique du Sud parmi les tribus de la jungle amazonienne, quand j’ai vu les dégâts causés par l’industrie pétrolière. On devrait tous manger plus de produits locaux, fumer plus d’herbe et conduire moins, en tout cas c’est mon avis. Et on devrait s’aimer les uns les autres. J’y crois vraiment. La communauté, les gars, c’est la seule solution. » p. 84

Une âpre critique de la société américaine

Cela va de soi. Si Tallent prône, au travers des discours écologistes de la plupart de ses personnages, le respect de l’essentiel, il n’a de cesse de blâmer la superficialité, de remettre en cause les bienfaits de l’argent et de dépeindre, sans concession, les nantis de la Silicon Valley, grands gagnant d’un mode devenu fou. Il en va ainsi des parents de Jacob, pontes fortunés de la technologie de pointe, qui s’opposent en tout aux Robins des Bois peuplant Mendocino : « Quand son dos a cicatrisé en épaisses croûtes roses, elle va faire des courses avec la famille de Jacob, affalée et mal à l’aise devant les vitrines des magasins tandis qu’Isobel choisit des robes d’été et dit : « Oh , mais ça t’irait tellement bien ! Oh, mais tu as une silhouette idéale pour porter des robes. Oh, regarde celle-ci ! Oh, s’il-te-plaît, s’il-te-plaît Turtle ! Je t’offrirai une glace N’importe quoi ! » Et Turtle masse ses doigts douloureux tandis qu’Isobel se tourne vers Jacob : « Jacob, dis-lui de l’essayer ! » » p.297

En fait de travers sociaux, le romancier s’interroge longuement sur le port d’armes. Aussi bien Papy que Martin et Turtle ne sortent jamais sans être équipés – a minima- d’un couteau et d’un fusil. Ils s’entrainent quotidiennement à les utiliser pour ne pas perdre la main. Le bon usage des armes à feu intervient dans l’esprit du père comme une nécessité aussi bien pour chasser que pour se défendre, à plus long terme, il estime qu’elles sont nécessaires à affronter le monde d’après, celui dans lequel la société telle que nous la connaissons aura disparu pour laisser place au chaos. Il fait donc s’exercer très durement sa fille : « -Tu vas y arriver, ma chérie. Mon amour. Mon amour absolu. Tu vas y arriver. Prends ton temps, et fais ça bien ; range simplement ton cerveau dans ta poche et détends ton corps ; fais rouler la détente sous ton doigt sans appuyer, laisse l’arme s’engager doucement ; sache à quel moment le recul va se déclencher, et puis oublie aussitôt tout ça ; focalise ton attention jusqu’à sentir le premier battement de cœur après ton tir. A quoi tu penses ?

-A rien, ment-elle.

-C’est bien, dit-il. A rien.

Turtle fait le vide. Sa concentration est intense. Les balles ne suivent jamais une trajectoire linéaire. Elles décrivent un arc de cercle, infime, juste avant de redescendre. » p. 318. Les armes sont donc présentes tout au long du roman, présentées comme un rempart à l’agressivité du dehors. Pourtant, il apparaît bien vite qu’elles causent plus de tort qu’elles ne font de bien, l’essentiel des malheurs s’abattant sur les personnages procédant de leur utilisation.

En somme, c’est un roman extrêmement puissant que nous livre Gabriel Tallent. S’il aborde tous les aspects de la société américaine contemporaine, il ne se laisse jamais aller au cliché et ne s’autorise, en aucun cas, à tracer lui-même des lignes de démarcation entre bien et mal. C’est cette absence de manichéisme qui permet au lecteur de réfléchir et de se forger une opinion sur ces sujets centraux que sont l’amour, la filiation, la violence, le sexe, la nature, l’âge industriel.

Pour en savoir plus :

Une très belle interview de l’auteur parue dans la revue littéraire en ligne « En attendant Nadeau » :

Rencontre, chez lui en Californie, avec Gabriel Tallent. Interview conduite par François Busnel de « La grande librairie » :



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