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  • camillehaddad

Le grand-banditisme, alternative au cancer ?

CHALANDON Sorj, Une joie féroce, Grasset, 2019, 320 p.

J’ai déjà lu plusieurs livres de Sorj Chalandon, notamment l’excellent Quatrième mur –sur le théâtre pendant la guerre civile libanaise- et Profession du père –une passionnante réflexion sur l’impossibilité de certaines relations filiales- j’ai donc été plutôt déçue par la faiblesse de ce dernier ouvrage. Les questions abordées par l’auteur sont cruciales, qu’il s’agisse des répercussions des traitements contre le cancer sur la féminité, de la tournure dramatique que peuvent prendre les relations de couple lorsqu’elles sont placées sous le joug de la maladie ou de l’abolition des lignes de démarcation sociale quand des individus dissemblables font face à des épreuves similaires. L’architecture d’ensemble demeure cependant dysfonctionnelle, certains personnages peinent à convaincre et le tout apparaît passablement factice.

Une plongée sans détours dans la maladie

Si cet ouvrage présente un intérêt, c’est celui d’évoquer sans fard les conséquences du cancer, non seulement sur le malade, mais sur son entourage. J’ignore si Chalandon a lui-même souffert de cette pathologie, mais si tel n’est pas le cas, il s’est remarquablement documenté, aussi bien sur les protocoles de soin que sur les effets secondaires des traitements. Ainsi, j’ai été très touchée par la première confrontation de notre héroïne, Jeanne, avec l’oncologue chargée de la suivre. La spécialiste est à l’évidence une femme ouverte, proche de ses patients et pédagogue. L’auteur, cependant, expose avec une plume sèche et vive les décalages de perception qui opposent l’éminent médecin, dont l’établissement de diagnostics –aussi terribles soient-ils- est le lot quotidien, et –a contratio- le drame unique que cela constitue pour le patient : « Flavia expliquait, j’écrivais sans la quitter des yeux. Fatigue, diarrhée, constipation, lésions de la bouche, troubles allergiques, fourmillements dans les mains, les pieds, vertiges, anémie, anxiété, baisse des globules blancs, des globules rouges, des plaquettes, problèmes de vision, de sommeil, allergies, bouffées de chaleur, arythmie cardiaque, troubles cutanés, perte de cheveux, des cils, des sourcils, des ongles, la cancérologue passait d’un mal à l’autre avec l’accent chantant. Elle était italienne. » p. 49.

C’est l’évolution de la maladie qui rythme le roman. Au fil des chapitres, le lecteur suit le parcours de Jeanne qui s’enfonce tout d’abord dans les ténèbres, en découvre les méandres, les hôpitaux, les séances de chimiothérapie, la chute des cheveux, avant d’en émerger progressivement, jusqu’à la rémission. Toutes les péripéties qui se greffent sur cette trame narrative ne sont que la résultante de son état de santé, éventuellement à l’origine d’une amélioration ou d’une dégradation de ce dernier.

Ainsi, le couple que Jeanne forme avec Matt –un Canadien avec lequel elle a eu un enfant handicapé, décédé en bas-âge- bat de l’aile depuis longtemps. Le cancer, et l’incapacité dans laquelle se trouve son mari à accepter son dépérissement temporaire expliquent le départ de celui-là et la déréliction dans laquelle se trouve notre libraire au moment d’entamer ses soins. On lit ainsi des pages criantes d’injustice, douloureuses à fendre l’âme : « J’étais sur le côté face à lui. Il a ouvert les draps, m’observant une fois encore.

-Ca fait vraiment bizarre.

Je me suis accoudée, joue posée dans ma paume de main.

-Qu’est-ce qui fait bizarre ?

-On dirait un mec, a répondu Matt.

Je suis retombée sur l’oreiller.

-Tu n’y es pour rien, mais c’est très spécial.

Je lui ai demandé s’il voulait que j’enlève la coiffe. Qu’il me voit nue une fois pour toutes. Notre vie ne pouvait pas devenir une partie de cache-cache. » p. 105-106.

Le larmoyant pavillon des cancéreuses

Alors que Jeanne est prise en charge à l’hôpital, elle fait la rencontre de trois autres femmes : Brigitte, Assia et Mélody. Avec le temps, ces quatre écorchées se lient d’une amitié puissante. Elles se soutiennent, débordent d’affection et de petites attentions les unes envers les autres. Matt parti, la protagoniste lui emboîte le pas, faisant ses valises et rejoignant ses amies dans leur petit appartement cosy et chaleureux. Au fil des pages, le lecteur apprend que chacune a été malmenée par les hommes, a eu affaire à un conjoint violent, pervers, a connu la prison, la pauvreté. Ces peines communes les rassemblent dans une défiance vis-à-vis de l’extérieur, et notamment de la gent masculine. Il me semble que la ficelle est un peu grosse, que cette union post-#MeToo de personnages féminins cabossés par les grands méchants hommes dont elles décident de se départir est franchement caricaturale.

Le tableau d’ensemble fait tire-larme, on se croirait chez Voltaire, dans Candide, lorsque Cunégonde et la Vieille racontent –à grand renfort de surenchère- combien elles ont souffert et se placent ainsi en compétition. Pour ma part, j’ai tourné les pages en songeant que la moitié des malheurs s’étant abattus sur chacune des héroïnes aurait déjà suffi à les rendre pitoyables. En somme, c’est simplement trop, au point que le lecteur se lasse, s’agace pour finalement –par ennui- cesser de compatir. C’est à vouloir trop en faire que Chalandon manque son effet et par là même, perd son lecteur.

Une intrigue aussi ennuyeuse que prévisible

Le personnage de Mélody est d’entrée de jeu présenté comme impénétrable. Personne ne comprend bien quel est son parcours de vie ni comment elle a échoué dans cet hôpital parisien où elle a fait la rencontre de celles qui deviendront ses amies. Elle semble n’avoir aucune attache jusqu’au jour où elle avoue à Jeanne être mère d’une enfant. Seulement voilà, cette fillette a été kidnappée par son père. Pour la récupérer, la jeune femme doit verser à son ex-compagnon une somme colossale dont, évidemment, elle ne dispose pas. Aidée de ses comparses, elle échafaude un plan visant à braquer une bijouterie de la Place Vandôme.

Comme on pouvait s’y attendre, le livre se transforme en policier sans franc suspens. L’élaboration de ce braquage à l’anglaise intervient à mi-roman et fait passer au second plan le véritable thème. Chalandon se perd dans des détails techniques, il s’égare à détailler chacune des subtilités du cambriolage. C’est un peu artificiel, ça tombe à point nommé.

La fin est plus navrante encore. En effet, Mélody n’est pas celle qu’elle prétendait être : « Mélody avait pris une sorte d’accent allemand et se faisait appeler Eva. C’est sous ce nom qu’elle était connue dans le petit milieu. « Eva la poupée », à cause de ses traits fins et de sa peau blanche. Fugueuse à 11 ans, voleuse récidiviste, elle avait été mise en garde-à-vue à 13 ans pour la première fois. Aide sociale, psychologues, personne n’en était jamais venu à bout. Sa dernière condamnation remontait à 2016. Cinq mois de bracelet électronique pour recel. Ensuite, elle était retournée vivre à Karlsruhe avec un artiste. Et le cancer l’avait ramenée en France. » p. 275.

Étrangement, on sent le coup venir, on flaire l’arnaque depuis des pages. Cela dit on ne comprend pas comment il est possible que les trois autres gourdes n’aient rien vu venir ni pourquoi c’est une obscure babouchka qui leur apprend la vérité sur un bateau-mouche. Tout cela teinte le roman d’inachevé, confine au brouillon. Alors que Chanladon tenait un vrai sujet, il le laisse déchoir dans les arcanes d’une mauvaise pièce de boulevard. Finalement, on se dit que c’est peut-être ça le plus grand outrage fait à la cause des femmes : avoir l’outrecuidance de vouloir les valoriser pour les réduire à de pauvres petites choses guidées par l’instinct maternel et dominées par la crédulité.

Pour en savoir plus :

D’autres ouvrages de Sorj Chalandon, très forts et intéressants :

CHALANDON Sorj, Le quatrième mur, Grasset, 2013, 309 p.

CHALANDON Sorj, Profession du père, Grasset, 2015, 320 p.

La critique du journal La Croix sur Une joie féroce :

Interview de Sorj Chalandon évoquant Une joie féroce :

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