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  • camillehaddad

Bakhita : sainte de notre temps

Le livre de poche, février 2019, 472 p.


Alors qu’Albin Michel vient de décaler à l’automne 2020 la parution du prochain roman de Véronique Olmi Les évasions particulières, il est temps pour moi de revenir sur son précédent succès –Bakhita- lequel a été couronné en 2017 par le Prix des lecteurs Fnac, passant à deux doigts du Goncourt. Roman historique foudroyant, portrait d’une femme profondément enracinée dans l’existence, fresque apocalyptique, cet ouvrage est un vaste chamboulement pour tous ceux entre les mains desquels il passe. Alors en attendant la suite, je ne saurais trop vous recommander, chers lecteurs, de consacrer un peu de temps à cette épopée aussi tragique d’héroïque, terrible que porteuse d’espoir.



Des tréfonds du Soudan à la Vénétie, voyage au bout de l’enfer


Disons-le, les cent cinquante premières pages du roman sont à peine soutenables tant elles sont empruntes de violence, de cette peur animale que ressentent tous les enfants à l’idée d’être arrachés aux leurs. C’est pourtant ce qui arrive à notre petite héroïne de sept ans. Née à la fin du XIXe siècle dans le village d’Olgossa, campé au fin fond d’un Darfour noir, animiste et en proie aux razzias des négriers musulmans en quête d’esclaves, de bêtes à revendre sur le grand marché de Khartoum.


Qu’elle est innocente, qu’elle est émouvante cette fillette que l’on apprend à connaître et à affectionner. Pourtant, après quelques lignes –et même si l’on n’a pas lu la quatrième de couverture- on sait déjà que le malheur n’est pas loin, qu’il plane sur l’oasis tranquille dans lequel elle s’épanouit. Le rapt est si prévisible qu’il devient douloureux de tourner les pages, et lorsque la scène fatidique se joue enfin, on a envie de hurler, de dire à la gamine de se sauver, qu’il est encore temps de vociférer, de mordre, de se battre, que le piège n’est pas inéluctable : « Les deux hommes la suivent, la rejoignent prudemment, sous le bananier. Le bruit de son cœur. Comme un tam-tam qui demande le rassemblement. L’homme qui tenait sa main sur sa hanche sort un poignard et le met contre sa gorge, de son autre main il couvre sa bouche, « Si tu cries je te tue ! », cette main est si grande, elle prend tout son visage, elle sent mauvais, et le tam-tam cogne dans sa tête, sa poitrine, son ventre et ses jambes tremblent. Elle ne sait pas ce qui a rendu les hommes furieux. » (p. 29-30).


Et la voilà prise, arrachée à jamais à son petit paradis, à la douceur de la lune, des plantes, des éléments et de cette mère qui ne cessera de lui manquer. Elle rejoint la caravane d’esclaves, subit toutes les tortures, toutes les humiliations, passe de maître en maître. Bakhita « la chanceuse » est le nom de substitution que ses ravisseurs lui ont administré, et quelle chance ! Cette pratique est courante dans le monde de la traite, il permet de dénier aux esclaves jusqu’à leur identité, ainsi, ils n’ont plus la moindre de chance de s’identifier les uns les autres, de demander des nouvelles d’untel, de suivre la trace d’un frère ou d’une fille. Et Bakhita suit la caravane, et Bakhita supporte jusqu’aux pires abjections, assiste aux plus épouvantables tortures : « La petite tremble tellement que la tatoueuse doit recommencer trois fois les dessins avec la farine sur son corps. Elle lève vers la maîtresse un regard de reproche. La maîtresse fait signe à un esclave de calmer la petite Yebit, il la gifle et cela l’assomme pour quelques minutes. Alors la tatoueuse commence ses dessins, elle s’applique, ses poignets dansent, c’est presque joli, ces arabesques, ce savoir-faire, comme un artisan, blanc sur noir, lumineux, tellement esthétique. Et puis elle sort de son tablier un rasoir, et elle suit les dessins de la farine, creuse la chair vingt-trois fois, très profond, en commençant par le ventre, d’où le sang jaillit, comme si la vieille femme délivrai des ruisseaux rouges, le ventre, et puis les bras, les jambes maigres, si courtes, la petite hurle comme un animal sauvage, la tatoueuse a les mains et les bras inondés de sang, mais elle ne s’en préoccupe pas, elle va jusqu’au bout de sa commande, et une fois que les entailles sont terminées, avec beaucoup d’application elle ouvre chaque plaie pour les remplir de sel, et puis elle appuie dessus très fort pour que le sel pénètre bien. » (p. 156).


Heureusement, Bakhita est recueillie par le consul d’Italie qui achète des esclaves pour les affranchir et sans doute pour prouver la supériorité d’un Occident chrétien, civilisé et magnanime sur ces barbares d’Arabes et de Turcs qui ne savent que maltraiter les créatures de Dieu, créatures qu’il serait pourtant si simple de faire sortir de l’enfance par la gloriole éducative du colon. Il prend la jeune fille sous son aile, lui offre des vêtements décents, cherche à retrouver sur une carte le village dont elle est originaire, mais Bakhita ne sait rien. De sa vie d’enfant elle a tout oublié, le dialecte, son nom, celui des siens.


Bakhita, la révoltée, Bakhita la puissante


Si notre protagoniste est bien moins chanceuse que son nom ne pourrait le laisser entendre, on sent en elle un désir de vivre extraordinairement puissant. Enfant, elle ne cherche pas à résister à ses geôliers tant la sidération est forte au moment du rapt. Par la suite cependant, elle ne manquera pas une occasion de s’élever contre l’oppression. En dépit des représailles encourues en cas de tentative de fuite, elle parvient à échapper à ses ravisseurs et passe –avec l’une de ses compagnes d’infortune- des nuits et des jours à errer dans la jungle et les champs.


C’est de cette insoumission dont elle fait à nouveau preuve lorsqu’elle supplie le consul de l’emmener dans ses bagages. Il ne cesse de lui refuser cette faveur qu’elle finit par obtenir à force d’entêtement : « Lui déteste les femmes qui pleurent, alors une esclave ! Il recule. Il s’éloigne près de la fenêtre et la regarde. Son corps tremble et la manche de sa tunique dévoile une épaule. Il voit la longue cicatrice secouée par les pleurs. C’est un dessin sinueux, et bien fait. Cette torture esthétique soudain le bouleverse et il dit :

-D’accord. » (p. 189-190)



Enfin, la dernière grande révolte de Bakhita est celle qui la rapproche définitivement de sa vocation, de Dieu. Alors qu’elle a été placée au service de la riche famille Michieli qui la traite bien et avec la fille de laquelle elle a noué une relation presque maternelle, elle est admise à l’institut canossien de Venise. Notre héroïne comprend enfin où est sa place, auprès de Dieu, de ce Dieu qui n’est qu’amour et pardon, qui a vu toutes ses souffrance et qui ne la juge pas, devant lequel elle n’a pas à rougir des sévices qui lui ont été infligés. Après son baptême, elle entre dans les ordres et rejoint le couvent de Schio où elle demeure longtemps, jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, partagée entre le service des orphelins et celui des blessés.


Un personnage impénétrable évoluant dans un contexte historique que l’on aurait aimé plus documenté


Le récit, intégralement narré au présent, à la troisième personne du singulier, constellé de phrases courtes et percutantes est assez loin de ce que l’on pourrait qualifier de grande littérature. Les figures de style sont presque inexistantes et lorsque l’on trouve une métaphore au détour d’une page elle fait sourire tant elle confine au cliché « Le bruit de son cœur. Comme un tam-tam qui demande le rassemblement » (p. 29). Quelle inventivité… Néanmoins, la lecture demeure agréable en raison de la fluidité du style et du rythme rapide, presque pressant auquel défile le récit.


Plus problématique est la distance qui sépare le lecteur de Bakhita. En raison de l’usage de la troisième personne, mais surtout de la pauvreté du langage de cette femme, des bribes d’arabe, de turc, de dialecte vénitien et d’italien qui constituent son parler, du peu qu’elle sait d’elle-même et du monde qui l’entoure, elle peut sembler difficile à approcher, insaisissable, un peu comme La jeune épouse, du roman éponyme d’Alessandro Baricco.


Enfin, et c’est sans doute ce que j’ai le plus largement déploré, il m’a semblé que le traitement de l’arrière-plan historique est demeuré superficiel. J’entends bien que pour d’évidentes raisons de sécurité il s’est avéré impossible pour Véronique Olmi de se rendre au Darfour afin d’y mener une enquête de terrain, cependant les prétentions coloniales de l’Italie sur l’Afrique de l’Est auraient gagné à être davantage investiguées et pour ce faire, il aurait suffi d’ouvrir un livre d’histoire. De même, lorsque les fascistes s’emploient à faire de notre héroïne le porte-étendard de la colonisation quelques années à peine avant l’invasion de l’Ethiopie il aurait été plaisant que le contexte de la montée du fascisme et de son rapport à l’universalisme soient approfondis.


De même, on aurait apprécié que le procès intenté par Madame Michieli pour récupérer son esclave ne soit pas bazardé en quatre pages parce qu’il en dit long sur les mœurs et la société de l’époque, la question de la propriété et celle de la liberté. Pour clore le tout, les deux dernières pages qui retracent la postérité de Bakhita, de son décès en 1947 à sa canonisation en 2000 auraient pu se résumer sous forme de frise chronologique plutôt que par cette épilogue ridicule dont on se demande presque s’il ne traduit pas une flemme d’achever proprement ce roman.


Finalement, exception faite de cette fin malheureuse et de l’absence de réflexion historique approfondie, j’ai été particulièrement touchée par cet ouvrage qui m’a fait découvrir une sainte dont je ne savais rien, et dont –de toute évidence- nous avons tous beaucoup à apprendre. J’ignore si l’ouvrage rend justice à la femme que Bakhita a vraiment été, mais je suis sûre d’une chose, c’est qu’elle est notre contemporaine. En tournant les pages, je n’ai eu de cesse de songer à toutes ces femmes enlevées à travers le monde et réduites en esclavage. Alors que la secte Boko Haram avait –en 2014- kidnappé près de trois-cent lycéennes à Chibok au Nigeria, le leader du groupe n’avait pas tardé à se vanter de les avoir vendues sur un marché aux esclaves. A ce jour, plus d’une centaine d’entre elles sont toujours portées disparues.


Plus proche de nous, je ne saurais trop vous conseiller la lecture du très violent roman de l’écrivaine norvégienne Herbjørg Wassmo, Un verre de lait s’il-vous-plaît (2006) qui relate avec justesse et acuité le kidnapping de la jeune Dorte dans un village lituanien. Coincée dans les griffes d’un proxénète, elle est réduite à l’esclavage sexuel d’abord en Suède, puis en Norvège. Une chose est sûre, ce qui a conduit à la storia meravigliosa de Bakhita n’a de cesse de se répéter dans le chaos de ce monde.

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