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Extension du domaine de la lutte : balbutiements romanesques d’un Houellebecq en devenir

HOUELLEBECQ Michel, Extension du domaine de la lutte, éd. J’ai lu, 156 p. 2018


Mon entrée dans l’univers de Michel Houellebecq s’est faite il y a six mois. Allez savoir pourquoi –peut-être dans un curieux élan d’anticipation- mes parents m’avaient offert son dernier livre pour mon anniversaire. Séduite par la portée sociale et le merveilleux croquis que Sérotonine esquisse de la France rurale et des milieux agricoles, je me suis jetée à corps perdu dans la lecture de l’ouvrage qui lui a valu le Goncourt en 2010, La carte et le territoire. Etant –depuis quelques jours- en mal de lecture, j’ai décidé de revenir à une valeur sûre en prenant notre écrivain si controversé par le début et en m’attaquant ainsi à son premier roman, paru en 1994, Extension du domaine de la lutte. Si dans cette prose des origines, on trouve déjà certains des traits caractéristiques de l’écriture de celui qui deviendra l’un des auteurs majeurs des années 2000, ce texte court et sec n’est encore qu’un prototype des fresques à venir.

L’élaboration précoce de leitmotivs voués à persister


Déjà dans ce premier roman, le lecteur fait la rencontre du cadre moyen désabusé -très certainement celui que Houellebecq a lui-même été à l’Assemblée puis au ministère de l’Agriculture- avec lequel il renouera vingt-cinq ans plus tard dans Sérotonine. Informaticien œuvrant pour le compte d’une entreprise fleurissante chargée d’équiper le ministère en question, notre anti-héros a tout d’un excellent technicien, il est amer et misanthrope, rétif au contact humain. Pour les besoins de son employeur, il est envoyé, avec l’un de ses collègues –Tisserand- en province (Rouen puis La Roche-sur-Yon), pour former les collaborateurs de diverses succursales au fonctionnement d’un progiciel nouvellement mis au point. Il semble plus désabusé que méprisant, ce qui ne lui fournit par moins d’innombrables occasions de se livrer à de caustiques descriptions des êtres humains qui –bien malgré lui- l’entourent: « Je ne sais pas pourquoi il a cru bon de m’informer qu’il était dentiste. En général, je déteste les dentistes ; je les tiens pour des créatures foncièrement vénales dont le seul but dans la vie est d’arracher le plus de dents possible afin de s’acheter des Mercedes à toit ouvrant. Et celui-là n’avait pas l’air de faire exception à la règle. » (p. 108).


La dépression et le suicide, sont aussi des thématiques que Houellebecq traite en profondeur. D’abord au travers de ce que l’on suppose être la mise à mort programmée de son compagnon de route lequel, éternel puceau manifestement désespéré par la gent féminine, ne reparaît plus à l’issu d’un trajet vers la capitale : « Je ne devais jamais revoir Tisserand ; il se tua en voiture cette nuit-là, au cours de son voyage de retour vers Paris. Il y avait beaucoup de brouillard aux approches d’Angers ; il roulait plein pot, comme d’habitude. Sa 205 GTI heurta de plein fouet un camion qui avait dérapé au milieu de la chaussée. Il mourut sur le coup, peu avant l’aube. » (p.121). Quant au narrateur, il sombre à son tour dans une profonde dépression lui valant hospitalisation. A l’issu de cette cure, il s’engage dans une curieuse épopée à travers la campagne avant de s’allonger, inerte, dans un malaise paroxystique : « J’exposais, avec l’imperturbable sérieux des névrosés, des arguments péremptoires contre ma survie ; le moindre d’entre eux me paraissait susceptible d’entraîner un suicide immédiat. » (p. 144). Une dernière image qui n’est pas sans rappeler, à ceux qui l’on lue, la terrible fin du Garçon de Marcus Malte…


Une critique sociale sans concessions


A mon sens, Extension du domaine de la lutte traite de deux thématiques particulièrement intéressantes aux plans sociologique et anthropologique. Premièrement, Houellebecq y analyse avec beaucoup de finesse le développement de l’informatique et les conséquences possibles de l’omniprésence de l’information et des interconnexions que cette nouvelle technologie implique : « Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m’écœure ; l’informatique me fait vomir. Tout mon travail d’informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ca n’a aucun sens. Pour parler franchement, c’est même plutôt négatif ; un encombrement inutile pour les neurones. Ce monde a besoin de tout sauf d’informations supplémentaires ». (p.83). Cette réflexion traduit une clairvoyance d’autant plus grande que ces lignes ont été rédigées alors que les ordinateurs et autres objets high-techs étaient encore bien loin de s’être démocratisés. Houellebecq aurait-il donc des talents divinatoires ? Certainement pas, mais de telles observation traduisent une capacité d’analyse et de compréhension de son temps indispensables à un écrivain de talent.


Par ailleurs, il établit un intéressant parallèle entre sexualité et capitalisme, lesquels se caractériseraient, selon lui, par un comparable mécanisme de marché : « Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce que l’on appelle la « loi du marché ». […] Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. ». (p. 100)

Des jalons encore fragiles par certains aspects


Quelle que soient les innombrables qualités que ce premier texte en prose présente, il est encore loin de l’aboutissement et de la finesse qui présideront aux romans à venir. En premier lieu, si l’auteur cherche à nous faire voyager dans la psyché de son héros, son environnement social et son cadre familial ne sont qu’ébauchés. On ne sait rien de son parcours, de son intimité, de ses relations (à l’exception d’une vague Véronique) ce qui rend laborieux le phénomène d’identification entre lecteur et personnage de fiction et annihile toute possibilité d’empathie. Ce travers a largement été corrigé par Houellebecq dans ses derniers romans : du peintre Jed Martin comme de l’agronome Florent-Claude Labrouste le lecteur sait tout.


En outre, le récit m’a semblé inutilement alourdi et haché par l’omniprésence de dialogues philosophiques animaliers. S’il paraît évident que ces séquences sont vouées à montrer à quel point notre anti-héros est en décalage avec le monde qui l’entoure, cette interminable glose n’est pas nécessairement des plus agréables à lire. Je me suis d’ailleurs aperçue qu’à chaque fois que surgissait une séquence de cet ordre, j’ai été tentée d’interrompre ma lecture, par lassitude ou par ennui. A tout hasard, en voici un extrait : « Considérons en premier lieu la vache bretonne : tout au long de l’année elle ne songe qu’à brouter, son mufle luisant s’abaisse et se relève avec une régularité impressionnante, et nul frémissement d’angoisse ne vient troubler le regard pathétique de ses yeux brun clair. Tout cela semble de fort bon aloi, tout cela semble même indiquer une profonde unité existentielle, une identité à plus d’un titre entre son être-au-monde et son être-en-soi ? ». (p. 9-10).


En somme, si cet ouvrage pose les premières pierres de ce que sera la production romanesque de Michel Houellebecq -auquel je voue une immense admiration en dépit des écueils et critiques qu’il doit sans cesse essuyer- il m’a semblé que ces cent-cinquante pages ne disent que peu du talent qu’il s’applique à parfaire depuis vingt-cinq ans. Cette lecture n’en demeure pas moins, à mon avis, indispensable à la compréhension de la suite : c’est en ayant une vision globale de son œuvre que l’on approche un écrivain.


Pour en savoir plus :


Une récente et palpitante biographie (bien qu’à charge) :


DEMONPION Denis, Houellebecq la biographie, Buchet Chastel, 2019, 400 p.


Les indispensables de l’auteur :


HOUELLEBECQ Michel, La carte et le territoire, Flammarion, 2010, 450 p.


HOUELLEBECQ Michel, Sérotonine, Flammarion, 2019, 352 p.


Une passionnante émission sur la vie et l’œuvre de Michel Houellebecq diffusée sur France culture le 4 janvier 2019 :


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