top of page
  • camillehaddad

La fidélité est-elle une valeur dépassée ?


MISSIROLI, Marco, Chaque fidélité, Calmann-Lévy, 2019, 269 p.


On a beau dire, la grève des transports a du bon ! S’il y a deux semaines, la ligne 4 avait été en état de fonctionnement et le bus 38 un peu moins plein, je n’aurais pas été contrainte de courir sous la pluie de l’UGC Danton à l’Eglise d’Alésia, et n’aurais sans doute pas cherché refuge dans le premier commerce venu : Ô miracle, une librairie ! Attachée à la maison d’édition du même nom, Le Dilettante est un commerce épatant, situé place de l’Odéon. On y trouve aussi bien des publications du cru, la plupart du temps d’illustres inconnus, que des exemplaires de presse, des ouvrages d’occasion et même des épreuves non-corrigées vendues moitié-prix. Les rayonnages sont densément garnis, le présentoir littérature italienne pas moins que les autres. Toujours subjuguée par Piperno, en quête d’une autre merveille, je me suis emparée du dernier Missiroli, traduit par Nathalie Castagné. A défaut d’avoir obtenu le Strega l’an passé, il a été couronné par le Giovani (équivalent de notre Goncourt des lycéens). Chaque fidélité est un curieux livre qui nous fait voyager dans un Milan criant de réalisme, au sein d’un couple à la dérive et d’une Italie au bord du gouffre, frappée de plein fouet par la crise financière des années 2010.


Un livre mosaïque, structuré autour de cinq figures habillement creusées et attachantes

Il y a d’abord le couple, celui qui bascule parce que la trahison est là, qui rôde. Il y a Margherita, agent immobilier à la jambe endolorie, il y a Carlo, écrivain en panne d’inspiration, fils à papa ayant décroché un poste d’enseignant à l’université par un habile coup de piston. A l’évidence ils s’aiment, cette certitude doit survivre à toutes les épreuves auxquelles les hasards de la vie les confronteront.


Un beau jour cependant, un grain de sable se glisse dans l’engrenage bien huilé de leur mariage, des rumeurs se mettent à circuler sur le compte de Carlo. Il aurait été surpris en compagnie de Sofia Cassadei –l’une de ses étudiantes- dans les toilettes de la faculté. Dans le même temps, Margherita s’adonne à des séances de kinésithérapie pour soigner un tendon douloureux. Elle goûte les instants que le bel Andrea passe à masser ses jambes, jusqu’à l’irréparable... Et pourtant, Sofia rentre définitivement chez elle à Rimini, et pourtant Andrea est homosexuel et noie son ennui dans des combats de chiens et d’obscurs clubs de free fight pour immigrés en situation irrégulière.


Au sommet de ce quatuor dantesque, il y a Anna, la mère de Margherita, une veuve très entourée par sa fille et son beau-fils qui souffre pourtant des tromperies passées de son mari. Elle ignore les déboires d’un gendre qui vient la visiter chaque jeudi, elle ferme les yeux sur ceux d’une fille qui suite à une mauvaise fracture du fémur, lui livre à domicile un kiné hors pair, Andrea.


Le cinglant portrait d’une errance italienne

Certains personnages portent sur eux les stigmates d’une puissance en déclin, frappée de plein fouet par la crise économique. Andrea, évidemment, archétypal d’une Italie des bas-fonds qui n’est pas sans rappeler l’ambiance captée par Matteo Garrone dans son (excellent) film Dogman (2018), dont je ne saurais trop vous conseiller le visionnage. Marcello Fonte y est brillantissime dans son rôle de toiletteur pour chiens, englué dans les petites rapines et les grands pépins.


Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Carlo paye à son tour les conséquences de la crise de l’euro, il perd son emploi et connaît le chômage, se traînant d’un entretien d’embauche à l’autre. Dans le même temps, Margherita a été contrainte de céder son agence immobilière (transformée en bar branché) au profit d’un poste d’emploée dans un holding américaine.


Mais qu’importe, pour conjurer les déboires conjugaux et mettre à bas la crise, rien de tel qu’un peu de consumérisme à deux. L'éloge de la monogamie demeurant au centre de ce roman résolument classique, Carlo se fait cette réflexion : « La vérité c’était qu’il avait compris à quel point, parfois, la pulsion érotique pouvait migrer : elle était d’une quantité précise, la donner à l’une signifiait l’enlever à l’autre, la donner aux deux signifiait offrir quelque chose de partiel à chacune » (p. 140). S’il est impossible de partager, mieux vaut reconsolider l’existant et pourquoi pas en achetant? Providentiellement, le couple tombe sous le charme d’un appartement « Concordia », bien trop cher pour leur bourse rabougrie. Ils décident néanmoins de l'acquérir en arnaquant la propriétaire et en contractant un impressionnant emprunt, renonçant au pécule proposé par les riches parents de Carlo. Et parce qu’un tel logis ne peut rester vide, qu’il faut bien le justifier, de cette union brinquebalante, comme le sont toutes les unions, naît un enfant, lui aussi destiné à rafistoler un mariage en déroute dans une société en déclin.

Les imperfections d’une narration heurtée et d’une flopée de personnages secondaires égarés


Si le roman de Missiroli se veut choral, il présente le désavantage de faire basculer, d’une page à l’autre –et le plus souvent d’une ligne à l’autre- le récit d’un personnage vers les aventures de ses comparses au risque d’égarer le lecteur par ces incessants (et inopportuns) mouvements de balancier. Ainsi, à propos d’Anna « Elle sortit de la cave, remonta l’escalier et rentra dans l’appartement. Elle les posa sur le secrétaire, c’était étrange et elle s’émut : c’était cela, donc, la liberté ? » une ligne plus bas, l’intrigue se reporte sur Sofia : « Sofia regardait son père qui lisait ce qu’elle avait écrit, incliné sur la table de la cuisine, avec la fumée de la cigarette qui montait du cendrier. La brume arrivait du nord et avait envahi Rimini. » (p. 116). Pour être tout à fait franche, j’ai trouvé cette façon d’agencer des fragments de vie dans une étoffe semi-théâtrale relativement irritante.


Enfin, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus regrettable ici, l’auteur introduit à la volée une horde de personnages secondaires qui ne lui servent que pour quelques pages. Ils sont ensuite brutalement évacués de l’intrigue, par défaut d'utilité. Il en va ainsi de la famille de Carlo, les Pentecoste, que l’on se figure grands bourgeois et qui n’apparaissent qu’à l’occasion d’un dîner, esquissé en une bonne dizaine de pages égarées au beau milieu du roman.


De même, la sœur de Carlo est mère d’un petit garçon- Nico- lequel, issu d’une union mixte, paye quotidiennement sa couleur de peau. On lit ainsi :

« -Hier, elle m’a dit qu’on va le changer de classe.

-Moi, je le changerais d’établissement. Ils lui crient « Nico le négro » jusque dans les couloirs.

-Nico négro.

-C’est un bon nom pour un rappeur, si on y pense.

-Elle m’a raconté qu’on lui a collé un mot sur son sac à dos ». (p.209).

Il aurait été passionnant de creuser ces personnages et d'en profiter pour aborder la question du racisme qui fait régulièrement polémique de l’autre côté des Alpes, notamment dans l’univers du football.


Plus étrange encore, Carlo se rend –vers la fin du roman- dans le pressing de l’un de ses amis de jeunesse, situé à une heure de train de Milan. Il n’a pas revu cet homme depuis des années, impossible de s’expliquer cette petite virée imprévue et plus encore les dialogues ubuesques qui en découlent. Après s’être plaint de l’installation d’une teinturerie chinoise aux prix imbattables à proximité de son commerce, Daniele Bucchi disparaît du roman aussi mystérieusement qu’il y est entré.


L’ouvrage de Marco Missiroli offre quelques réflexions intéressantes sur le couple et la fidélité, de même qu'il trace avec pertinence le tableau socio-économique d’une Italie en déroute. Ces beaux efforts sont cependant desservis par une narration hésitante et des dialogues maladroits. C'est sans compter qu'à l'exception des cinq protagonistes, l’apparition-disparition de personnages évanescents a de quoi laisser pantois tout lecteur rompu aux intrigues bien ficelées.





Pour en savoir plus :


La pertinente critique du Monde diplomatique sur Chaque fidélité :


ARTUS Hubert, « Des effets de la crise sur la conjugalité », Le Monde diplomatique, septembre 2019, p. 24, également disponible en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/09/ARTUS/60342


Un film magistral sur l’Italie des bas-fonds, Dogman de Matteo Garrone (2018) :


Un deuxième pour le plaisir, tiré du roman éponyme de Roberto Saviano, Piranhas (2016) :


Un point de vue intéressant sur le racisme dans le football italien:


LEVENSON Claire, « Une équipe de foot italienne voulait jouer en blackface pour condamner le racisme », Slate.fr, 7 novembre 2019, disponible en ligne: http://www.slate.fr/story/183849/sport-italie-football-equipe-lutte-racisme-mario-balotelli-cris-singe-blackface

20 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page