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Le diptyque d’Alessandro Piperno, une plongée envoûtante dans les tréfonds de l’âme humaine

Dernière mise à jour : 5 janv. 2020

Persécution (2011) 454 p. et Inséparables (2012) 414 p. , éd. Liana Levi

Voilà bien longtemps que je n’avais pas eu l’occasion de le dire, hier, j’ai achevé la lecture d’un immense monument littéraire et je suis déjà nostalgique du temps passé avec ces deux romans brillantissimes. Depuis que j’ai refermé définitivement le deuxième tome –Inséparables, couronné par le prestigieux Prix Strega- de la saga de Piperno, professeur de littérature française à Rome et auteur italien prolixe (Avec les pires intentions (2006), Là où l’histoire se termine (2017)), je me sens seule, comme s’il n’était pas possible de se séparer si soudainement de personnages avec lesquels j’ai traversé neuf-cent pages d’épreuves, de rire et de larmes. Comment trouver des figures susceptibles de succéder à la famille Pontecorvo, maintenant que ces livres pleins de minutie et d’intelligence trônent au rayon des ouvrages lus ?


Une réflexion puissante sur la notion de réputation et sur la problématique de la fausse rumeur

Qu’on se le dise, l’action est très peu présente dans cette longue saga. Pour Piperno, la fiction est au service d’une réflexion sur le monde contemporain et ses travers, un long compte-rendu de considérations sociologiques et morales.


Le récit se noue au milieu des années 1980, dans la grande bourgeoisie juive romaine qui fuit le centre-ville, grouillant, au profit de la paisible banlieue de l’Oligata. C’est dans une somptueuse villa–d’ailleurs illustrée dans le roman- que le lecteur fait la rencontre de la famille Pontecorvo, et notamment du patriarche, Leo. Cet homme d’une quarantaine d’années est au sommet de sa carrière. Cancérologue pour enfants, il est aussi un professeur réputé à la faculté de médecine et se gargarise de tenir des chroniques santé dans des journaux prestigieux. Par son charisme hors du commun, son charme inimitable, il a séduit Rachel –l’une de ses étudiantes, juive conservatrice et sioniste- avec laquelle il s’est marié et a eu deux enfants, Filippo et Samuel.


Le petit Semi, aux balbutiements de sa puberté commence à s’intéresser au sexe opposé, et notamment à Camilla, une jeune fille certes bien élevée mais dont les parents sont l’antithèse des Pontecorvo : des nouveaux riches, arrivistes bronzés toute l’année aux lunettes de soleil et tenues clinquantes. A grande peine, l’adolescent parvient à convaincre ses parents de se faire accompagner par sa petite amie lors du séjour annuel de la famille à Anzère, dans les Alpes suisses. A l’issue de ce voyage, Camilla accuse le grand professeur Pontecorvo de lui avoir adressé des lettres suggestives et d’avoir tenté de la violer.


Quelques mois plus tard, la famille, réunie pour dîner par un beau soir d'été apprend avec stupéfaction que l’affaire est médiatisée, le visage de Leo défile dans les journaux télévisés. La stupeur de se voir ainsi incriminé est telle qu’il se réfugie sans rien ajouter au sous-sol et qu'au cours des quatorze mois suivants, il n'aura plus l'ombre d'un contact avec les siens. Le savant est devenu un paria, il n’a pas su –pas cherché- à lutter contre les fausses accusations pesant sur lui, il en mourra lamentablement. Ce piège de la rumeur, la vitesse vertigineuse à laquelle se défait une réputation construite avec tant d’application n’est pas sans rappeler l’excellent film dano-suédois de Thomas Vinterberg, La chasse (2012), dans lequel Lucas est lui aussi confronté à de fallacieuses accusations de pédophilie dont il a le plus grand mal à se dépêtrer.


Ce qui est absolument passionnant dans Persécution, c’est que notre anti-héros, notre professeur Pontecorvo qui n’a jamais eu à faire face à l'adversité se laisse happer par le piège du mensonge, alors même qu’il dispose des pièces nécessaires à le blanchir. Il n’en fait rien, sans doute parce que quelque chose en lui sait que sa réputation est irrémédiablement salie : « Mais enfin, où était passé l’orgueil bien dissimulé de Leo Pontecorvo ? Celui avec lequel il avait toujours tenu les autres à distance depuis l’époque où il était le premier dans le cours de spécialisation du professeur Meyer ? Et d’où sortait la flagornerie qui le faisait se prosterner devant ses geôliers ? Deux mois d’isolement et de honte sociale suffisent-ils pour réduire un grand homme à un être craintif et geignard ? » (p. 262-263, Persécution)


Le secret, élément fédérateur ou facteur de désintégration ?


Lorsque s’ouvre le deuxième tome, Inséparables, le professeur Pontecorvo est décédé depuis vingt-cinq ans dans la réprobation et la honte. Rachel, la mère de famille rigoriste et fière de ses traditions a pris le parti de ne rien charger à ses habitudes, de ne pas faire profil bas, de ne pas perturber la scolarité de ses fils, de taire à jamais le sujet de cet époux tombé en disgrâce. Après tout, elle n’est coupable de rien, pas plus que son mari ne l’était d'un quelconque scandale sexuel, ce qu’elle aurait d’ailleurs su si elle avait pris la peine d’en discuter avec lui.


Les enfants se sont extraits, tant bien que mal, d'une adolescence couverte d'opprobre. Entre Prozac, impuissance sexuelle, peur de l'engagement et dépression, ils se contentent cependant de surnager. Samuel a travaillé dans la finance à New-York avant de revenir vivre en Italie pour y épouser Silvia, une femme si dévouée qu’elle aspire à se convertir au judaïsme, ce dont il ne lui est en rien reconnaissant. Semi croule, par ailleurs, sous les ennuis professionnels et les difficultés financières.


Au même moment, Filippo –dont ses parents étaient très préoccupés lorsqu’il était enfant, courant les orthophonistes et les psychologues- rencontre le succès au Festival de Cannes après avoir –bien malgré lui- réalisé un documentaire sur son expérience à Dhaka pour le compte de Médecins sans frontières. Il en profite pour dénoncer l’hypocrisie qui anime les bénévoles gravitant dans les sphères de l’aide humanitaire : « Quelques semaines avaient suffi à Filippo pour qu’il conclue que sous le ressentiment de beaucoup de ses collègues vis-à-vis de ce qu’ils appelaient globalement « l’Occident » se cachait une rancœur bien plus précise à l’égard d’un père trop exigeant, d’une épouse infidèle ou d’un chef de bureau particulièrement salaud… il était évident que malgré les mots d’ordre pleins du feu sacré de l’altruisme ils étaient nombreux à en vouloir à l’Occident non pour ce qu’il avait fait aux Bengalis mais pour ce qu’il leur avait fait à eux […] » (Inséparables, p. 314)


La célébrité ne tarde pas à lui monter à la tête, et le voilà prêchant pour les enfants de Dresde et du Bangladesh. Cette attitude quasi-biblique, digne d'un prophète d'un autre temps, termine d’exaspérer son frère avec lequel il entretient pourtant –et depuis toujours- une relation d’extrême proximité. Peu à peu, une rivalité s'instaure entre eux, laquelle connaît son apothéose lorsque Filippo met dans son lit Ludovica, la jeune amante de Semi.


A la suite d’une dispute terrible opposant Rachel et Samuel, fondée sur la volonté de ce dernier de rompre enfin le silence, de parler pour la première fois de celui qu’il ose encore appeler « Papa », Filippo prend la fuite, acceptant un programme de protection des témoins qui le conduit à s’exiler en Amérique du Sud pour échapper aux menaces de mort prodiguées par certains groupuscules islamistes en raison de la judéité mise en avant dans « Hérode et ses petits enfants ».


Cinq ans plus tard, le décès de Rachel le rappelle à Rome, avec femme et enfants. Il y retrouve son frère bien aimé, son frère avec lequel il a toujours partagé l'insupportable secret. Les voila redevenus « les Inséparables ». Les pages de ce deuxième tome comptent très probablement parmi les plus belles qu’il m’ait été donné de lire sur la fraternité. C'est à pleurer de joie que de se dire que certaines amours existeront toujours, qu'elles sont infiniment plus fortes que toutes les rivalités, les vexations et les sournoiseries.


Pour cette fois, chers lecteurs, je ne vois aucune remarque décapante, aucune critique négative à émettre, je vous en prie, accordez-vous le bonheur de cette grande histoire d’humanité, d’empires et de chutes. Elle rend humble.


Pour en savoir plus


Une interview passionnante de l'auteur accordée au journal Le Monde:



La bande annonce du film La Chasse qui traite également de la problématique de la dénonciation calomnieuse:





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