top of page
  • camillehaddad

Portrait social de l’Italie au tournant du siècle

AVALLONE Silvia, D’Acier, Liana Levi, 2010, 382 p.


Flânant dans une petite librairie de Saint Claude, sobrement baptisée « Zadig », j’étais en quête de littérature italienne pour réchauffer mon séjour jurassien. L’employée – adorable dame brune aux sourire engageant- m’a chaudement recommandé D’Acier, me garantissant que je ne serai pas déçue. Arrivée au terme de mon voyage imaginaire en Toscane, je m’incline devant sa clairvoyance. Cet ouvrage paru chez Liana Levi raconte -au travers des destins entrecroisés de deux jeunes filles- l’échec du communisme, le passage à l’euro, l’ascension de Berlusconi, les violences domestiques, l’aciérie qui ne cesse de décliner, en un mot, la vie. C’est un livre savoureux que nous offre Silvia Avallon, savant mélange de la saga d’Elena Ferrante et du très beau roman de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux.

Peinture d’un monde au bord du gouffre

Comme l’a fait Nicolas Mathieu dans l’ouvrage qui lui a valu le Goncourt 2018, Silvia Avallone ancre son roman dans un univers en déclin. Nous sommes à la fin des années 1990, le passage à l’an 2000 est imminent et le monde s’apprête à changer de visage. Les habitudes d’hier sont battues en brèche, l’Italie du Nord décolle, laissant dans son sillages quelques résidus récalcitrants. Ce sont ces oubliés de Rome et de Bruxelles que l’on s’apprête à suivre pour quelques quatre cents pages hautes en couleurs.

Si l’intégralité des personnages masculins travaille encore à l’usine, la Lucchini, une aciérie titanesque qui domine Piombino comme un monstre de métal, l’industrie est sur le déclin, la moitié du site a déjà fermé. Animés par l’énergie du désespoir, le père de Francesca, le frère d’Anna et tous les autres hommes de la via Stalingrado continuent pourtant, inlassablement, de se rendre dans cette fournaise pour y glaner un salaire de misère. Elle continue d’ailleurs, comme chez Zola, de broyer des vies, de réduire des âmes et des corps à néant, c’est ce qui ne manquera pas d’arriver à nos deux métallos, brisés par la main qui les a nourris.

Seulement, le monde du travail n’est pas le seul à se reconfigurer. L’échiquier politique s’abstrait lui aussi des démarcations traditionnelles. Les communistes sont hors-jeu, la démocratie chrétienne ne doit pas tarder à céder à l’efficace télépopulisme berlusconien : « Quarante ans plus tard, tout avait changé : il y avait l’euro, la télé à la carte, les paraboles, mais il n’y avait plus de démocratie chrétienne ni de parti communiste. C’était une vie complètement différente maintenant, en 2001. Mais les barres d’immeubles étaient toujours là, et l’usine, et la mer. » p. 20

Pourtant il doit bien y avoir une constante : la vie de ces habitants abandonnés de tous. Enfermés dans leurs HLM qui recèlent des gamines enceintes à seize ans, des femmes battues et des familles surendettées. Ils regardent le soleil se lever sur l’île d’Elbe, cet ailleurs pourtant si proche et définitivement inaccessible. Quand on naît via Stalingrado, on regarde la vase et les œufs de moustiques croupir dans une écume chargée de déchets, on ne lève pas les yeux sur ce paradis scintillant : « Pour beaucoup, cette plage était nulle parce qu’il n’y avait pas de cabines, que le sable s’y mêlait à la rouille et aux ordures, que les égouts passaient au milieu, il n’y avait que la racaille pour y aller, et ceux de la via Stalingrado. Partout de grands tas d’algues, qu’à la mairie personne ne donnait l’ordre de ramasser. En face, à quatre kilomètres, les plages blanches de l’île d’Elbe brillaient comme un paradis impossible. Le royaume préservé des Milanais, des Allemands, des touristes à la peau satinée en lunettes de soleil et Porsche Cayenne noire. » p.20

Une analyse quasi-flaubertienne des rapports humains

Si les dialogues d’Avallone sont incontestablement réussis, elle excelle dans l’art de décrire, non seulement les décors et les ambiances, mais surtout la puissance des sentiments. Avec un incroyable brio, elle nous en expose une palette complète, de la passion amoureuse à la colère, de la souffrance à la résignation. Elle croque des personnages aux émotions plus vraies que nature. Impossible alors de ne pas s’y identifier, de ne pas ressentir avec eux et jusque dans notre chair l’intensité de ces vies en demi-teinte.

Ainsi, alors que l’amitié qui lie Anna à Francesca est sur le point de se muer en amour, on découvre avec une implacable netteté chacune des sensations éprouvées par les deux jeunes filles : « Elle ne l’écoutait pas, en fait : elle la regardait. Et elle n’arrivait pas à freiner cette chose qui n’avait qu’un seul nom. Inutile d’en cherche un autre, de dissimuler. Tu ne peux plus, Francesca : ton corps a décidé pour toi. […] A ce toi, claqué d’une langue nette contre le palais, Francesca se sentit exploser et fondre tout à fait. « Toi », le sourire magnifique, et ces taches de rousseur, la lèvre doucement mordue et mouillée de salive, « tu es la personne la plus spéciale au monde. ». Boum. Au monde, Francesca fermait les yeux. Tu dois le dire. Dis-le. Elle entrouvrait la bouche et percevait l’arrière-goût des poils de chat et d’algues si fort à cet endroit. Elle ressentait tout, elle n’était que sensation. Tu dois dire ces mots. Elle était en train de céder. Tu dois les dire entièrement, d’abord le pronom, puis le verbe. Ou tu mourras. » p. 127.

C’est une situation similaire qu’éprouve Alessio, le frère ainé d’Anna alors qu’il est sur le point de reconquérir son amour d’adolescence, Elena, une jeune fille favorisée des beaux quartiers dont il a par hasard fait la connaissance. S’il est beau comme un dieu et qu’il multiplie les aventures, rien ne le détourne de son premier amour, dont manifestement, tout le sépare, une éducation, un milieu social, un monde entier : « Ils risquaient l’accrochage tous les vingt mètres. Alessio conduisait sans la regarder. Elle non plus ne le regardait pas, mais elle avait une envie folle de se jeter à son cou. L’envie délirante de tout envoyer promener. Elle avait filé son collant, son maquillage avait coulé, son corsage était déboutonné. Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Lui, avec elle à côté pendant qu’il conduisait, se moquait bien de s’écrabouiller l’instant d’après. » p. 333.

Ainsi le ressenti est doublement éprouvé, tantôt par le personnage et tantôt par le lecteur. Ce dernier est embringué de force dans une vie qui n’est pas la sienne et dont il éprouve pourtant toutes les difficultés, les complications et les passions. C’est la convocation de toute une synesthésie qui le fait vivre au centuple chacun des fragments de ces existences pour le laisser, à bout de souffle, faire face à la tragédie qui scelle le roman.

Portrait d’une jeunesse à la dérive

Ce qui est terrible avec ce livre, c’est que cette foule de personnages –pourtant si formidablement attachante- est tenue en échec, invariablement. Il est impossible de s’extraire de sa condition, de s’élever. De génération en génération, la vocation universelle à la métallurgie et à la boisson pour les uns, à la maternité et à la décrépitude pour les autres est inévitable. Si le lecteur crédule imagine que l’école peut faire office d’échappatoire, il s’aperçoit bien vite que toutes les jeunes italiennes des quartiers ne peuvent pas avoir le fabuleux destin de la Lenuccia d’Elena Ferrante. L’école –chez Avallone- n’est qu’un laboratoire de la reproduction sociale, d’autant plus abjecte qu’il donne aux miséreux l’audace d’espérer.

C’est ainsi qu’Elena dont Allessio est fou amoureux n’a pas de soucis à se faire. Elle réussira : « Elle, avant même d’entrer à l’école primaire, elle connaissait l’alphabet et savait compter jusqu’à cent. Ses parents lui avaient appris à lire, ils lui avaient expliqué ce qu’est un livre et combien de métiers il y a dans le monde –toutes choses qu’il est donné à bien peu de savoir via Stalingrado. Elle n’avait pas galopé dès l’âge de cinq ans dans les rues du quartier, ne s’était pas cachée dans les caves pour apprendre à fumer ni ne s’était laissée tripoter derrière les poteaux en ciment : personne, quand elle avait onze ans, n’avait soulevé sa jupe. » p. 172.

Et ce sont précisément les mêmes causes qui produisent les mêmes effets chez Francesca, laquelle est –suite à l’accident de travail subi par son père- contrainte de quitter le lycée technique pour s’occuper de cette brute devenue grabataire. Elle n’a que quatorze ans mais déjà elle est hypersexualisée, consciente que l’enfance est terminée, que faute d’avoir étudié, il va falloir compter sur d’autres aptitudes. L’espoir de devenir un jour Miss Italie ne suffisant pas à remplir les placards, il convient de trouver d’autres sources de revenus, de préférence plus immédiatement rémunératrices: « Elle s’accroche à la barre, se laisse tourner autour en faisant pleuvoir la cascade de ses cheveux. Et les applaudissements arrivent. Elle est heureuse, elle a tout à fait l’air d’une pute heureuse. Elle frotte ses fesses contre le mât, courbée en avant sur ses genoux. Une fois, deux fois, trois fois. Les ouvriers en perdent la tête, ils sont debout, sortent leur fric. Ce sont leurs vacances. Il y a une fureur en elle quand elle danse. La concentration et le manque d’assurance d’une première fois. Par moments, elle a envie de rire, quand elle se trompe : c’est une chose que nulle part au monde, dans un spectacle de lap dance, tu ne verras jamais. » p. 339. Et l’infernal destin de cette jeunesse en décadence échoue ici, quelque part entre la précarité et la prostitution subie.

C’est glaçant, incisif et vrai, incroyablement plus juste que tout ce que cette malheureuse Emma Becker a pu écrire sur le sujet, condensé dans des pages plates et dénuées de toute analyse sociologique approfondie. Merci Silvia Avallone.

Pour en savoir plus :

Quelques ouvrages portant sur des thématiques similaires :

MATHIEU Nicolas, Leurs enfants après eux, Actes Sud, 2018, 425 p.

FERRANTE Elena, L’amie prodigieuse t. 1 à 4, Gallimard, 2019, 2272 p.

Bande annonce de l’adaptation cinématographique du livre :


56 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page