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Quand Carrère nous livre une énième autobiographie

CARRERE Emmanuel, Un roman russe, Folio, 2008, 400 p.


Que l’on se le dise : j’adore Emmanuel Carrère ! J’ai découvert sa plume il y a des années, alors que j’étais en deuxième année à Sciences Po. L’été s’annonçait long et –heureusement- une bonne âme m’a offert Limonov, Prix Renaudot sorti deux ans plus tôt. J’ai attaqué du bon pied. Ensuite, les lectures se sont enchaînées, L’adversaire, Le royaume, La classe de neige, Il est avantageux d’avoir où aller et maintenant Un roman russe. Carrère compte au nombre de ceux que j’aime appeler les auteurs-univers. Ils ne sont pas si nombreux. Il y a Sade, Chateaubriand, Gide, Proust, Céline…Leurs ouvrages se répondent, leurs thèmes se répètent. Un jour ils écrivent un maître-livre auquel tout peut se résumer. C’est ce que j’ai espéré trouver dans ce roman, dans cette autobiographie à la fois hymne à l’amour, récit de fait divers et quête des origines, mais à l’évidence ce n’est rien qu’une pierre de plus attendant sa clef de voûte.



Un Hongrois perdu dans le chaos du monde

L’année dernière j’ai acheté Épépé de Ferenc Karinthy. C’est un petit livre étonnant publié chez Zulma et préfacé par Emmanuel Carrère. Dans les quelques pages qu’il consacre à introduire le roman, le fils de la Secrétaire perpétuelle de l’Académie ne manque pas de rapprocher le protagoniste, un linguiste échoué dans un monde étrange à la langue incompréhensible, d’un prisonnier de guerre hongrois oublié pendant cinquante-trois ans dans un hôpital psychiatrique russe et récemment retrouvé : « Ce petit paysan de dix-neuf ans a été entrainé par la Wehrmacht dans sa retraite, puis capturé par l’Armée rouge en 1944. D’abord interné dans un camp de prisonniers, il a été transféré en 1947 à l’hôpital psychiatrique de Kotelnitch, une petite ville à 800 km au nord-est de Moscou. Il y a passé cinquante-trois ans, oublié de tous, ne parlant pas, car personne autour de lui ne comprenait le hongrois et lui de son côté, si bizarre que cela puisse paraître, n’a pas appris le russe. On l’a retrouvé cet été, tout à fait par hasard, et le gouvernement hongrois a organisé son rapatriement. »p. 20

La découverte de ce fait divers pousse Carrère à entreprendre un voyage en Russie, à Kotelnitch, pour essayer de comprendre ce qui a bien pu se passer dans les tréfonds de cet asile oublié de tous pendant si longtemps. Pendant cinquante pages on s’apprête à ingurgiter un nouveau récit de folie et d’enfermement, en croit relire L’adversaire, on s’attend à rencontrer le fantôme de Jean-Claude Romand, mais il n’en est rien. Très vite, l’auteur nous fait basculer de l’enquête journalistique au projet de film, du fait divers à l’autobiographie.

Sur l’histoire du Hongrois, on n’apprend pas grand-chose. Il est resté là jusqu’à ce qu’on le pense mort dans son pays d’origine, il s’est égaré avant de ressurgir un jour, sans plus rien comprendre, avec pour seule consolation le privilège de se voir reconnaître comme étant le plus ancien prisonnier de la Seconde guerre mondiale.



Autobiographie de mon grand-père

J’ai lu quelque part –probablement dans Il est avantageux d’avoir où aller- que Carrère s’était pris de passion pour Pierre Pachet. Pas étonnant. Leurs œuvres sont complémentaires et cette proximité ne transparaît jamais aussi nettement que dans Un roman russe. Le Hongrois déraciné a un double géorgien, Georges Zourabichvili, le grand-père du romancier. Issu d’une famille d’intellectuels indépendantistes, il a été placé jeune sur les chemins de l’exil. Etudiant l’économie et la philosophie en Allemagne, ce génie polyglotte n’a pas tardé à rejoindre la France et à y épouser une Russe blanche avec laquelle il aura –entre autres- une fille, la future Hélène Carrère d’Encausse, mère d’Emmanuel.

Seulement voilà, l’homme est tourmenté et la fortune se joue de lui. Il n’a pas le sou et est sans cesse contraint de laisser sa famille errer de maisons d’amis en résidences de fortune. Le plus souvent il ne travaille pas mais rédige, à perdre haleine, des lettres remarquablement longues et décousues où ses chimères se mêlent à ses souffrances de déraciné. Ce sont les courriers d’un fou, gardés précieusement par ses enfants dans des boîtes à chaussure pour le cas où il conviendrait un jour de lever le voile.

En pleine Occupation, il fait usage de ses formidables connaissances linguistiques et décide de les placer au service des Allemands. Rien de bien méchant, il est traducteur, de plus en plus fascisant. La France n’est qu’une promesse non tenue, une suite de désillusions, une mère adoptive qui a battu en brèche ses prodigieux talents. A la Libération, il disparaît. Abattu. Probablement.

Carrère lève ici le voile sur un terrible secret de famille, sur l’un de ses aveux que l’on se garde bien de faire et qui sont pourtant nécessaires à la survie. Sa mère le lui a défendu, il a outrepassé sa volonté en les sauvant ainsi tous les deux, en les délivrant de ce poids qui leur lestait le cœur : « C’est de cela que je voulais te parler dans cette lettre, de notre souffrance. La nuit tombe, les passants se font rares dans la rue sous ma fenêtre, le magasin d’alimentation, en face, va fermer et éteindre ses lumières, mais j’ai encore une heure devant moi. Ce que je crois c’est que tu as dû affronter très tôt une souffrance épouvantable et que cette souffrance, ce n’est pas seulement la disparition tragique de ton père, mais tout ce qu’il était : son tourment, sa noirceur, son horreur de la vie dont il t’a fait la confidente. L’homme que tu aimais le plus au monde se voyait comme une chose irrémédiablement pourrie –ce qu’il m’arrive, à moi, de penser pour mon compte. Tu as dû porter cela. Et tu as fait très tôt aussi, le choix de nier la souffrance. » p. 397




Une usante lamentation sentimentale

Parce qu’il ne peut pas s’en empêcher, le romancier nous accorde à nouveau le privilège -dont je me serais bien passée- d’éprouver à ses côtés les affres de la passion amoureuse. Il nous livre le récit de son histoire avec Sophie, une blonde magnifique travaillant dans l’édition scolaire mais qui –malheureusement pour elle- n’est pas née là où il fallait : « Tu es arrivé en retard. Moi, j’avais étalé sur la table des papiers à propos d’un poste qu’on me proposait, dans ma boîte. Je me demandais si je devais l’accepter. C’était important pour moi, je voulais t’en parler et tu m’as écoutée quelques minutes en faisant mine de t’y intéresser, mais très vite tu es passé à autre chose, tu t’es mis à me parler du reportage que tu allais faire en Russie, à me raconter l’histoire de ton Hongrois. Et moi, je ne faisais pas mine de m’y intéresser : je m’y intéressais réellement. Ça s’est mis en place comme ça, dès ce soir-là. » p. 298

Ce que je trouve incroyable avec Carrère, c’est sa capacité à assumer franchement sa posture d’odieux connard snobinard sans tenter de la dissimuler. Ce qu’il nous raconte à propos de celle qu’il pense être la femme de sa vie, c’est un peu le contrepoint de ce que vit Annie Ernaux, une suite de bourdieuseries en sens inverse qui sont supposées faire rire ou grincer des dents, c’est selon. Certes c’est amusant, certes ça se veut être l’éclairage sociologique du roman mais c’est usant. On tourne les pages, on soupire. C’est long.

Carrère exploite, en la matière, les éternels mêmes poncifs, il agace à se mettre en scène dans un rôle de Parisien bien né, ce qu’il est assurément mais qu’il surjoue jusqu’à la nausée. Quelque part, il geint parce que son ascendance quasi-divine l’a coupé du vrai monde, celui qu’il méprise allègrement. Seulement voilà, il est un peu grotesque avec son complexe de classe inversé précisément parce qu’il devrait appartenir au gang de ceux qui n’ont rien à prouver et qu’il est pourtant incapable de cesser de remuer la queue. On en vient à se demander s’il est aussi légitime qu’il prétend, s’il n’y a pas quelque part une faille, une imposture.

Alors avec résignation on se rappelle la compromission du grand-père : le legs indésirable, c’est lui.


Pour en savoir plus:


Les incontournables de Carrère:


CARRERE Emmanuel, L'adversaire,


CARRERE Emmanuel, Limonov


CARRERE Emmanuel, Le royaume,


Le film tourné à Kotelnitch:



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