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  • camillehaddad

Quand Laetitia Colombani tresse un somptueux premier roman

Dernière mise à jour : 5 févr. 2020


COLOMBANI Laetitia, La tresse, Le livre de poche, 2018, 238p.


Paru en 2017 chez Grasset, le premier roman de Laetitia Colombani –actrice et réalisatrice de formation- connaît immédiatement un succès phénoménal. Vendu à 150 000 exemplaires en deux mois, et à plus d’un million à l’heure actuelle, il y a lieu de parler de best-seller… un terme qui me fait généralement très peur. Je n’avais donc aucune intention de me tourner vers cet ouvrage qui m’a –bien malgré moi- été offert par ma cousine à l’occasion d’une visite. Grand merci à elle. Une fois La tresse posée sur ma table de nuit, j’ai cédé à l’envie de feuilleter puis de lire ce très beau livre, du genre de ceux que l’on voudrait tous pouvoir écrire, et j’en suis sortie ravie !



Un récit tressé par trois femmes puissantes


L’ouvrage de Laetitia Colombani est une longue natte qui entrecroise –avec une belle musicalité et l’omniprésence d’un lyrisme en passe de disparition- les vies de trois femmes foncièrement étrangères les unes aux autres. La première, Smita, est une Intouchable résidant dans le village de Badlapur, quelque part aux tréfonds de l’Uttar Pradesh, en Inde. Elle a hérité de sa mère et de toutes les autres avant elle d’un panier infect, à l’aide duquel elle vide –à la main- les latrines des castes supérieures. Son mari, lui, vivote en piégeant des rats, seule viande que la famille est en mesure de s’offrir.


Face à la dureté du récit qui se forme dans cette Inde aussi violente qu’oppressante, les vies de Giulia (la Sicilienne) et de Sarah (la Canadienne) ont un franc goût de paradis. La première est fille d’ouvrier perruquier. Si elle évolue dans une société cadenassée par un patriarcat que l’on suppose féroce et l’omniprésence d’un catholicisme confinant au fétichisme, elle se réfugie dans la culture et les livres qu’elle dévore au cours de ses pauses déjeuners. Très vite, elle fait aussi la rencontre de Kamal, un Sikh dont elle tombe éperdument amoureuse et qui lui offre des instants de plaisir en bord de mer : «Giulia n’a jamais rien connu de semblable. Kamal fait l’amour comme on prie, les yeux fermés, comme si sa vie en dépendait. Ses mains sont élimées par des nuits de travail, mais son corps est très doux, comme un grand pinceau dont le seul contact la fait frissonner. Après l’amour, ils restent longtemps enlacés. A l’atelier, les ouvrières rient de ces hommes qui s’endorment juste après l’étreinte, mais Kamal n’est pas de ceux-là. Il garde Giulia serrée contre lui, comme un trésor dont il ne veut pas se séparer. Elle pourrait rester des heures ainsi, son corps brûlant contre le sien, sa peau claire contre la peau douce et foncée.» (p.103).


La deuxième, elle, est l’archétype de la working-girl, celle que la presse féminine se plaît à mettre en avant. A sa vie professionnelle, Sarah, avocate d’affaires, a tout sacrifié : deux mariages, trois enfants qu’elle confie à Ron, lequel s’occupe des tâches ménagères et du quotidien, des loisirs, du repos. Avocate brillante, elle a solidement compartimenté les deux versants de son existence. A priori, elle est destinée à prendre la tête du cabinet lorsque l’actuel managing partner se retirera. Elle agace le lecteur comme elle réussit.


Oser changer le cours des choses : le résultat d’une absence de choix


Seulement voilà, rien n’est figé et sans le savoir, les existences de ces trois femmes vont s’entremêler, se tresser jusqu’à ne former qu’un seul récit, unique et cohérent.


Smita se rebelle contre sa condition. Non, sa fille ne ramassera pas la merde des puissants comme elle le fait chaque jour. Elle sera digne, elle ira à l’école et apprendra à lire et écrire. Le couple a fait des économies pour soudoyer le Brahman qui est aussi instituteur. Seulement voilà, on n’échappe pas à ce que l’on est. Il demande à la fillette de passer le balai. Elle refuse. Elle est battue, rouée de coups, à nouveau humiliée. C’est alors que Smita décide de s’ériger contre la fatalité. Dans une société extraordinairement violente et dure aux femmes, elle choisit de s’enfuir seule avec son enfant qu’elle porte sur son dos, dans un terrible périple de deux-mille kilomètres. Au bout du tunnel se trouve peut-être la liberté : « Smita fuit, la petite main de Lalita dans la sienne, à travers la campagne endormie. Elle n’a pas le temps de parler, d’expliquer à sa fille que ce moment, elle s’en souviendra toute sa vie comme de celui où elle a choisi, infléchi la ligne de leurs destins. Elles courent sans bruit pour ne pas être vues ni entendues des Jatts. Lorsqu’ils se réveilleront, elles seront loin déjà, espère Smita. Il ne faut pas perdre une seconde. Dépêche-toi ! » (p. 144)

La vie de Giulia, elle aussi, bascule le jour où son père est victime d’un accident de Vespa. Elle découvre au fond d’un tiroir de son bureau que la manufacture est en mauvaise forme financière et que la famille croule sous les dettes : elle fait les comptes. A ce rythme, d’ici un mois elle devra licencier toutes les ouvrières avec lesquelles elle a grandi et appris son métier. Heureusement Kamal est là qui lui donner une idée, la pousse à changer le cours des choses et à se jouer du destin. Si univers mondialisé il y a, autant s’en emparer, en faire sa chance plutôt qu’en demeurer la victime !


Sarah, enfin. Sarah la téméraire, Sarah la réussite tombe malade. Elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein, qu’une « mandarine » grossit en elle qui devra bientôt subir une ablation. Comme toujours, elle cherche à compartimenter, à n’inquiéter personne, à ne pas faire de vagues au cabinet. L’avocate garde son secret mais, la vérité finit par éclater. La discrimination va tisser son piège, la fameuse double peine : on oublie de la convier aux réunions, on lui « épargne » des dossiers à enjeux, peu à peu on l’écarte, on lui retire des responsabilités pour lesquelles elle s’est toujours battue. Comment compter sur elle qui est si vulnérable ? Après un épisode dépressif, celui qui résulte de l’anéantissement de son moi social, elle décide de prendre le problème à bras le corps : elle va se soigner, changer de mode de vie, tracer son existence.


Parce que rien n’est parfait en ce monde : critique d’une absence de réalisme et d’un féminisme parfois caricatural


Si j’ai été séduite par la musicalité du texte, la présence récurrente d’un poème qui vient casser le rythme de la prose pour en accroître la portée lyrique, si j’ai été touchée par la profondeur des personnages et surtout par l’art avec lequel Laetitia Colombani ménage le suspense et mène l’intrigue, je n’ai pu m’empêcher de noter quelques détails déplaisants.


Le personnage de Smita, en particulier, souffre d’un manque de réalisme dans la façon dont il analyse son environnement et interagit avec lui. Ainsi, l’auteur ne manque pas de nous dire que son héroïne est illettrée : « Avant de partir, elle jette un dernier regard à Nagarajan ; son tigre est paisiblement endormi. Près de lui, à sa place laissée vide, elle a posé un morceau de papier. Ce n’est pas une lettre –elle ne sait pas écrire. Elle a simplement recopié l’adresse de ses cousins à Chennai. » (p. 128), pour autant, elle fait preuve de connaissances impressionnantes en matière politique : « Elle a entendu une fois cette phrase de Ghandi, citée par un médecin qu’elle avait rencontré dans un dispensaire du village voisin : « Nul ne doit toucher de ses mains les excréments humains. » A ce qu’il paraît, le Mahatma avait déclaré le statut d’Intouchable illégal, contraire à la Constitution et aux droits de l’homme, mais depuis rien n’a changé » (p. 92). Ainsi donc, il est possible de ne pas savoir lire mais de connaître Ghandi et d’avoir conscience de l’existence d’une constitution et de la garantie des droits qu'elle assure, surprenant, pour le moins. Plus étonnant encore, Smita est très bien renseignée sur l’histoire de son pays : « Smita n’a nulle envie d’attendre la vie prochaine, c’est cette vie-là qu’elle veut, maintenant pour elle et Lalita. Elle évoque cette femme Dalit parvenue au sommet de l’Etat, Kumari Mayawati, aujourd’hui la plus riche femme du pays. Une Intouchable devenue gouverneur. On dit qu’elle se déplace en hélicoptère. Elle n’a pas courbé l’échine, elle n’a pas attendu que la mort la délivre de cette vie, elle s’est battue, pour elle-même, pour eux tous. » (p. 99-100). Sincèrement, je suis surprise de sa connaissance des modèles féminins ayant réussi à s’extraire de leur condition… bref, faux raccord pour Colombani !


Enfin, j’ai sincèrement regretté la mise en scène d’un féminisme un peu caricatural visant à constituer une Internationale des femmes, transcendant les classes sociales et les frontières géographiques. Ce concept de sororité exacerbé me semble être une aberration. Je trouve même dangereusement relativiste d’oser comparer le plafond de verre auquel se heurte Sarah, certes malade mais considérée, et le risque de viol et de mise à mort encouru par Smita, autrement plus malmenée que sa concitoyenne du monde. Rien ne nous oblige à penser que la condition féminine est une (si déjà il existe une condition féminine au détriment de la condition humaine). Dans l’horreur, il y a toujours une gradation qu’il est parfois bon de rappeler.

Pour aller plus loin :


Laetitia Colombani invitée à présenter son ouvrage sur le plateau de l’émission La grande librairie, le 12 mai 2017 :



Un article (très favorable) de Télérama sur l’actualité du roman et sa résonnance avec les violences faites aux femmes en France :



Les victorieuses (2019), deuxième roman de Laetitia Colombani, décrié par les critiques du Masque et la Plume sur France Inter :


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