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Quand le théâtre nous offre un voyage en Afrique postcoloniale

KOLTES Bernard-Marie, Combat de nègre et de chiens, Editions de Minuit, 1989, 126 p.

En cette période de confinement, j’ai à cœur de m’évader un peu de ma prison dorée, de me rappeler le temps où l’on pouvait librement circuler, aller, venir, parler, caresser, toucher, embrasser. A cette époque pas si lointaine on traversait des frontières, prenait des avions, explorait des mondes. C’était bon ! Alors, pour ne pas oublier le parfum de la liberté, je me laisse aller à rêver un peu. Je gambade, du Burundi -avec Petit Pays- à l’ensemble de la vaste Afrique en retrouvant Koltès.


Ses qualités de dramaturge ne sont pas à démontrer mais cette pièce –parue en 1989- est un OVNI. Le lecteur n’y comprend pas grand-chose, il est « lost in translation » quelque part entre les vitrines du Quai Branly et les chantiers titanesques d’une boîte type Vinci. Egaré, il s’étonne de ces personnages écartelés du cœur et sévèrement ravagés sans que l’on sache bien pourquoi : la malaria, Ebola, le déracinement, l’absolue supériorité ? Combat de nègre et de chiens est une pièce à l’écriture puissante, aussi violente que les thèmes qu’elle aborde.

Une réflexion passionnante sur les rapports Blancs-Noirs dans une Afrique décolonisée

Koltès le dit et le répète, Combat de nègre et de chiens « ne raconte ni le néocolonialisme ni la question raciale ». S’il est vrai que l’auteur ne prend pas ouvertement position sur ces problématiques, il semble difficile de ne pas voir qu’elles sont abordées avec récurrence tout au long de la pièce. Certes la multiplicité des points de vue exprimés laisse à chacun la possibilité de se forger son propre avis mais justement, la centralité des relations Noirs-Blancs invite à la réflexion.

Horn et Cal travaillent de concert à la réalisation d’un chantier pour le compte d’un grand groupe de BTP français, sous leurs ordres, bon nombre d’ouvriers locaux. Africains. Noirs. Les affaires ne sont pas fleurissantes dans ce petit coin du bout du monde qui tient à la fois de Duras et de Conrad. Qui dit manque d’argent dit bricolage avec les moyens du bord et donc accidents du travail à répétition. Alboury, un jeune Noir des alentours vient réclamer le corps de son frère mort renversé par un engin de chantier vraisemblablement conduit par un Cal ivre mort. Il explique que cette restitution est le seul moyen de préserver la paix sociale au sein du village, qu’elle est nécessaire à l’accomplissement de traditions ancestrales.

Mais enfin, le corps a disparu et Horn ne sait pas bien où le chercher. On apprendra plus tard que Cal –au bord de la crise de nerfs- l’a noyé dans les égouts, mais pour l’heure il ignore ce qui a bien pu lui arriver, ce qu’il sait seulement c’est qu’il a de l’argent. Par tous les moyens, il va tenter d’acheter Alboury, de le persuader que cette dépouille est complètement dénuée de valeur et qu’il gagnerait à accepter une liasse de billets :

« ALBOURY. – Moi, j’attends qu’on me rende mon frère ; c’est pour cela que je suis là.

HORN.- Enfin, expliquez-moi. Pourquoi tenez-vous tant à le récupérer ? Rappelez-moi le nom de cet homme ?

ALBOURY. –Nouofia, c’était son nom connu ; et il avait un nom secret.

HORN. – Enfin, son corps, que vous importe son corps ? C’est la première fois que je vois cela ; pourtant je croyais bien connaître les Africains, cette absence de valeur qu’ils donnent à la vie et à la mort. Je veux bien croire que vous soyez particulièrement sensible ; mais enfin, ce n’est pas l’amour, hein, qui vous rend si têtu ? c’est une affaire d’Européen, l’amour ?

ALNOURY. – Non, ce n’est pas l’amour.

HORN. – Je le savais, je le savais. J’ai souvent remarqué cette insensibilité. Notez qu’elle choque beaucoup d’Européens, d’ailleurs ; moi, je ne condamne pas ; notez aussi que les Asiatiques sont pires encore. Mais bon, pourquoi alors êtes-vous si têtu pour une si petite chose, hein ?Je vous ai dit que je vous dédommagerai. » (p.31)

Portraits de Blancs sous les tropiques : petit florilège de la désillusion

Alors qu’Alboury est sûr de lui, qu’il est mu par un objectif unique et précis, les protagonistes Blancs semblent errer dans un immense marasme. A chaque instant, Horn et Cal se demandent ce qu’ils font là, se heurtent à l’impossibilité de rentrer en métropole y mener la vie bien rangée à laquelle ils ont toujours cherché à échapper. Et pourtant, il est on ne peut plus nécessaire de quitter une Afrique qui a cessé de faire rêver les aventuriers, qui n’est plus une terre de promesses mais de désillusion. A l’image du chantier qui piétine et qui –sans doute- sera abandonné avant d’être achevé, l’ancien monde colonial se noie dans les verres que Cal boit sans discontinuer.

La peinture de l’ambiance, du décor est redoutable. Koltès réussit à nous plonger dans la nuit gluante et poisseuse que partagent ces deux hommes qui dansant au bord de l’abîme. La mise en scène, celle de Patrice Chéreau en tout cas, renforce encore cette prouesse littéraire, on ne sait plus où donner de la tête, on est terrassé à la fois par la dengue et le paludisme, on ingurgite sans y penser son sixième whisky tiède :

« CAL (après un temps). – Pourquoi renoncent-ils au chantier, Horn ?

HORN. – Personne ne le sait. J’ai mis cinquante francs. (Cal mise.)

CAL. – Pourquoi tout de suite, Horn ? pourquoi sans explication ? Moi, je veux encore travailler, Horn. Et le travail qu’on a fait ? Une moitié de forêt abattue, vingt-cinq kilomètre de route ? un pont en construction ? et la cité, les puits à creuser ? tout ce temps pour rien ? Pourquoi on ne sait rien Horn, rien de ce qui se décide ? et pourquoi toi tu ne sais pas ? » (p. 23)

Si le monde de ces malheureux s’effondre, il ne fait aucun doute qu’ils ont eu des illusions, des rêves, qu’ils se sont battus pour défendre une certaine conception du monde à laquelle, de guerre lasse, ils ont fini par renoncer. On retrouve, dans les mots de Horn, quelque chose qui relève à la fois de l’idéal socialiste et du discours colonial très IIIème République de Jules Ferry. Une savante tentative de légitimation qui ne semble pas convaincre son interlocuteur, car Alboury, lui, est ségrégationniste :

« ALBOURY. – On m’a dit qu’en Amérique les nègres sortent le matin et les Blancs l’après-midi.

HORN. – On vous a dit cela ?

ALBOURY. – Si c’est vrai, monsieur, c’est une très bonne idée.

HORN. – Vous pensez vraiment cela ?

ALBOURY. – Oui.

HORN. –Non, c’est une très mauvaise idée. Il faut être coopératif, au contraire, monsieur Alboury, il faut forcer les gens à être coopératifs. Voilà mon idée. (Un temps.) Tenez, mon bon monsieur Alboury, je vais vous couper le sifflet. J’ai un excellent projet personnel dont je n’ai jamais parlé à personne. Vous êtes le premier. Vous me direz ce que vous en pensez. A propos de ce fameux trois milliards d’êtres humains, dont on fait une montagne : j’ai calculé, moi, qu’en les logeant tous dans des maisons de quarante étages – dont l’architecture resterait à définir , mais quarante étages et pas un de plus, cela ne fait même pas la tour Montparnasse, monsieur -, dans des appartements de surface moyenne, mes calculs sont raisonnables ; que ces maisons constituent une ville, je dis bien : une seule, dont les rues auraient dix mètres de large, ce qui est tout à fait correct. Eh bien, cette ville, monsieur, couvrirait la moitié de la France ; pas un kilomètre carré de plus. Tout le reste serait libre, complètement libre. » (p. 34)

Avec cette utopie de cité idéale, Horn nous rappelle aussi bien les illusions des fouriéristes qui –au XIXème siècle- aspiraient à bâtir un Phalanstère que les dessins du père de Jed Martin dans La carte et le territoire (2010). Quand la simple construction d’un pont n’est plus envisageable, il convient de se réfugier –comme Horn- dans les palais de l’esprit si l’on veut éviter de sombrer dans la folie.

Léone, femme transfuge

Peu après les trois hommes, c’est Léone qui fait son apparition. Cette jeune femme que l’on devine jolie a été invitée à suivre Horn en Afrique. Ils se connaissaient à peine, mais l’occasion faisant le larron, elle a trouvé un filon pour sortir de la gêne, il a trouvé un filon pour ne plus vivre seule. Celui qu’elle appelle « Biquet » a l’âge d’être son père. Il est évident qu’elle ne l’aime pas, mais il incarne pour cette femme la chance, l’heureux hasard, la certitude matérielle :

«ALBOURY. – Le vieil homme m’a dit que tu étais à lui.

LÉONE. – Biquet, c’est donc biquet qui vous gêne ? mon Dieu ! il ne ferait pas de mal à une mouche, pauvre biquet. Que croyez-vous que je suis pour lui ? Une petite compagnie, un petit caprice, parce qu’il a de l’argent et qu’il ne sait qu’en faire. Et moi qui n’en ai pas, n’est-ce pas une chance terrible de l’avoir rencontré ? ne suis-je pas une chipie d’avoir autant de chance ? Ma mère, si elle savait, oh, elle ferait les gros yeux, elle m’aurait dit : coquine, cette chance-là n’arrive qu’aux actrices ou aux prostituées ; pourtant, je ne suis ni l’une ni l’autre et cela m’est arrivé. Et quand il m’a proposé de le rejoindre en Afrique, oui j’ai dit oui, je suis prête » p.71

Seulement voilà, le cœur a ses raisons et contre toute attente, la belle et jeune Léone va s’éprendre du non moins bel et jeune Alboury. Un couple exotique pourrait se former au milieu des forêts. Elle l’Alsacienne, lui l’Africain. Pourtant, il n’est pas foudroyé et résiste à cette Blanche qui lui fait des déclarations en allemand. Las, il l’humilie :

« ALBOURY. – Démal falé doomu xac bi ! (Il crache au visage de Léone.) » p. 93

Déçue, Léone cherche à nouveau la protection de son Biquet qui la lui refuse et se trouve finalement bien mari. Il regarde seul éclore le feu d’artifice qui était supposé couronner son amour stérile pour la petite métropolitaine. C’est finalement un juste retour des choses, il faut bien que –blanche ou noire- jeunesse se passe.

Pour en savoir plus :

Découverte de Chéreau et Koltès sur France culture :

Un extrait vidéo de la pièce mise en scène par Laurent Vacher en 2016 :



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