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Voyage à Bujumbura, entre douceur de l’enfance, et enfer de la guerre

Dernière mise à jour : 25 mars 2020

FAYE Gaël, Petit Pays, Le livre de poche, 2016, 2019 p.


Alors que j’enseigne actuellement le français au lycée, et que je suis donc –depuis lundi- dans l’incapacité de me présenter physiquement devant mes classes, je viens de proposer à mes élèves de lire Petit Pays. Continuité pédagogique oblige, les malheureux vont avoir le plaisir de tourner ces quelques deux cents pages qui oscillent sans cesse entre doux souvenirs d’enfance et enfer du génocide interethnique.

Ce court ouvrage s’est vu attribuer le Prix Goncourt des Lycéens en 2016, un couronnement à mon avis plus que mérité. Faye est un véritable poète qui n’hésite pas à jouer sur tous les registres et à convoquer de multiples approches artistiques. Il aborde avec le même talent une multitude de sujets aussi légers que le vol de mangues par une horde de galopins en culotte courte, aussi graves que les massacres et la mort.

Une enfance bénie au temps du Burundi heureux


Gaël Faye est l’aîné d’un couple mixte. Son père est français, sa mère rwandaise. Tutsi. La famille mène une vie tranquille dans une allée cossue en banlieue de Bujumbura. Les voisins sont grecs, néerlandais, burundais, tantôt président du club hippique, tantôt ambassadeur. Les jours s’écoulent doucement sur les bords de la rivière, entre jeux dans un vieux combi Volkswagen, pique-niques en famille aux abords de Kigali, visites à la famille, lettres parfumées envoyées par Laure –la petite amie- depuis la France.


Ces pages sont magnifiques. Elles traduisent merveilleusement un état de civilisation, elles nous en disent long quant à l’ambiance et au fonctionnement des institutions dans lesquelles évoluent les Burundais au début des années 1990. On lit ainsi : « Le cabaret était la plus grande institution du Burundi. L’agora du peuple. La radio du trottoir. Le pouls de la nation. Chaque quartier, chaque rue possédait ces petites cabanes sans lumière, où, à la faveur de l’obscurité, on venait prendre une bière chaude, installé inconfortablement sur un casier ou un tabouret, à quelques centimètres du sol. Le cabaret offrait aux buveurs le luxe d’être là sans être reconnus, de participer aux conversations, ou pas, sans être repérés. » p. 88. Cette description a d’autant plus d’intérêt qu’elle contribue à poser le décor des premières élections libres permettant à tous les Burundais de s’exprimer et d’opter pour une alternance, laquelle tournera –hélas- au coup d’état.


C’est là que l’enfance de Gabi s’assombrit. D’abord lorsque ses parents se séparent et que sa mère quitte le domicile familial. Ensuite lorsqu’avec ses copains –Gino, Armand et les jumeaux- la tension monte progressivement. Les disputes avec Francis, petit bougre des bas-fonds, la montée des tensions entre Hutus et Tutsis, le départ de l’oncle Pacifique pour la guerre au Rwanda voisin laissent entrevoir des lendemains malheureux.

Les affres du génocide rwandais ternissent l’éclat du soleil africain


Alors qu’au Burundi, les tensions deviennent quotidiennes, que les journées « ville-morte » et les fusillades se multiplient, Gaby sa mère et sa sœur se rendent au Rwanda pour assister au mariage de l’oncle Pacifique avec Jeanne, une femme magnifique et, elle aussi tutsi. Pendant le bref séjour que la famille effectue à Kigali, elle rend visite à la tante Eusébie. Cette dernière est mère de quatre enfants, trois filles et un garçon, Christian. Avec ce cousin jusqu’à lors inconnu, Gaby se lie d’une amitié sincère. Ils partagent le goût du football et la candeur de l’enfance.


Un soir, Pacifique –membre actif du Front patriotique rwandais (FPR)- surgit au salon. Il annonce à la dérobée qu’un génocide est inévitable, qu’il convient de fuir le pays dans les meilleurs délais. La mère de Gaby se propose d’accueillir les enfants d’Eusébie et l’épouse de son frère aussi longtemps que nécessaire. Les enfants viendront à Pâques. Cette scène prophétique est saisissante. Le lecteur qui flottait jusqu’à ce passage dans la quiétude bienheureuse du voyage est subitement mis face à la dure réalité. Il est glacé par l’effroi à la lecture des descriptions de Pacifique : « Des machettes ont été distribuées dans toutes les provinces, il existe d’importantes caches d’armes dans Kigali, des milices s’entraînent, avec l’appui de l’armée régulière, on distribue des listes de personnes à assassiner dans chaque quartier, les Nations unies ont même reçu des informations confirmant que le pouvoir est en mesure de tuer mille Tutsis toutes les vingt minutes… » p. 142.


Nous qui connaissons la suite de l’histoire ne pouvons qu’être horrifiés par la justesse de ce discours annonciateur qui, au fond, sous-estime peut-être ce qu’a effectivement été le génocide rwandais. Après son retour à Bujumbura, la mère de Gaby ne cesse de s’inquiéter pour sa famille demeurée de l’autre côté de la frontière dont elle demeure désespérément sans nouvelles. Elle finit par partir sur les traces des siens. Lorsqu’après deux mois de recherches elle rentre à la maison, elle est méconnaissable : « Je suis arrivée à Kigali le 5 juillet. La ville venait d’être libérée par le FPR. Le long de la route, une file interminable de cadavres longeait le sol. On entendait des tirs sporadiques. Les militaires du FPR tuaient des hordes de chiens qui se nourrissaient de chair humaine depuis trois mois. » p. 179. Suite à ce récit terrifiant, la mère de famille sombre dans la dépression puis la folie.

Elle a non seulement perdu les siens mais son pays tout entier a été ravagé. Terrassé par les cauchemars et les idées noires, elle fuit une nouvelle fois la maison, non sans avoir terrorisé –pendant des nuits- ses enfants, à grand renfort de réminiscences atroces. Les questions du choc post-traumatique et de la mémoire du génocide sont brillamment abordées. Evidemment les descriptions traduisent une violence inouïe mais elles demeurent présentes en filigrane et ne virent jamais au voyeurisme. C’est donc avec une infinie tristesse et beaucoup de pudeur que Gaël Faye nous livre ses souvenirs inhumains.


Quand la nuit s’abat sur l’auteur


Après le départ de sa mère, la vie de Gaby et de sa sœur bascule définitivement. C’en est fini de l’enfance, de l’innocence. Le récit devient foncièrement mélancolique, le lecteur revoit sa propre enfance, le deuil nécessaire qu’il en a fait. Le narrateur erre sans but dans les rues désertes de sa jeunesse. Elles qui étaient pleines de chaleur ne sont plus que mornes et désolées.


Son ami Gino, épaulé par Francis qui a rallié la bande, a décidé de prendre les armes. Si les Tutsis ont été massacrés au Rwanda, il convient de les venger au Burundi et de mettre la pâtée aux Hutus pour le sang qu’ils ont fait couler de l’autre côté de la frontière. Armand est lui aussi à la peine, son père vient d’être assassiné dans l’impasse qui n’a plus rien d’un havre de paix. Gaby se refuse cependant à suivre ses amis de toujours dans leurs ambitions guerrières. Il se replie à la maison et emprunte sans cesse des livres à sa vieille voisine grecque. Pour lutter contre la folie du monde, il se replie dans des univers imaginaires et fuit dans les livres.


Un jour cependant, alors qu’il s’apprête à se calfeutrer chez lui avec quelques bons volumes, Gino vient le chercher et -malgré ses protestations- le fait se rallier à ce qui est devenu un gang… jusqu’à ce que l’irréparable soit commis, qu’il ne soit plus possible de revenir en arrière. C’est ainsi que la mitraille prend le dessus.


Avec une infinie tristesse, j’ai refermé ce bref livre. J’ai eu l’impression, moi aussi, de vivre la fin d’une époque, de quitter à jamais un monde protégé pour sombrer -avec l’auteur- dans les tréfonds de l’enfer. Cet ouvrage est d’autant plus pertinent qu’en plus de sa portée universelle et des facilités d’identification qu’il offre, il nous aide à comprendre les ressorts d’un conflit ethnique complexe. Un an après la commémoration officielle orchestrée par Emmanuel Macron pour les vingt-cinq ans du génocide rwandais, il rappelle aussi avec une justesse parcimonieuse, le rôle insidieux que la France mitterrandienne a joué dans l’opération Turquoise. Au-delà, la plume délicate de Gaël Faye nous laisse songeurs face à l’impardonnable inaction des Nations unies.


Pour en savoir plus :


Un excellent ouvrage permettant d’analyser avec acuité le rôle joué par la France au Rwanda :


ANCEL Guillaume, Rwanda, la fin du silence : Témoignage d’un officier français, Les belles lettres, 2018, 250 p.


La très bonne série-documentaire diffusée par France culture. Elle permet de saisir les causes du génocide, son déroulement, et d’appréhender sa postérité :



En plus d’être un formidable romancier, Gaël Faye est un musicien de talent :


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